“Celles et ceux qui partent” se retrouvent au café littéraire d’Anne-Marie
Éternel exil… Il n’en fallait pas plus pour que ce thème atterrisse sur les tables de cafés littéraires des organisations d’éducation permanente Bepax et Justice et Paix.
Rencontre avec Anne-Marie Pirard, journaliste à la retraite, et animatrice bénévole de l’un de ces cafés.
Quelle relation y a-t-il entre Bepax, Justice et Paix, et la littérature ?
Ce sont des permanents et des bénévoles de ces organisations qui, il y a une vingtaine d’années, ont eu l’intuition que la littérature pouvait apporter quelque chose à leur travail militant. Leur conviction, et la nôtre encore aujourd’hui, c’est que les livres et la littérature permettent d’ouvrir l’esprit, d’ouvrir le regard, de faire ressentir des choses qu’on ne ressentirait pas habituellement, de permettre aussi de rencontrer des personnages à travers le temps, l’espace et les milieux sociaux qu’on ne rencontrerait pas dans son quotidien. Et que cela donne de l’intelligence et de la sensibilité et des outils pour aider à transformer le monde.
Comment s’organise votre café littéraire ?
On l’a organisé sur le modèle qui a toujours fonctionné depuis des années. Il y a pour le moment deux groupes, l’un est suivi par Bepax et l’autre par Justice et Paix. Mais les gens peuvent se mélanger, les groupes sont ouverts à tout le monde, même aux personnes qui n’appartiennent pas aux associations. Chacun des groupes a son animatrice. Celle-ci choisit un thème annuel et quatre livres en résonance avec ce thème. Au cours d’une réunion commune en septembre, chaque animatrice présente alors son thème, ses livres et propose des jours de rencontre. Les personnes s’inscrivent dans l’un ou l’autre groupe en fonction de leurs affinités, des thèmes et des livres. Pour mon groupe, c’est le mardi.
Comment y participer ?
On s’inscrit lors de la réunion de septembre. La particularité de ce café littéraire, propre à nos deux associations, c’est que nous lisons chaque roman deux fois. La première fois, chacun et chacune dit ce qu’il ou elle a pensé, a ressenti. Et puis, on débat. De ce débat, émergent des questions, des points qu’on a envie d’éclaircir, d’approfondir. D’un commun accord, on choisit alors deux, trois ou quatre pistes pour la relecture. Et donc la deuxième fois, on revient en ayant travaillé sur l’une ou l’autre approche. Cela forme une espèce de cycle.
Quel est le thème choisi cette année ?
” Celles et ceux qui partent “… le thème de l’exil, en adéquation avec le travail mené par Bepax, un thème aussi d’actualité et qui se renouvelle au fil des siècles. Il ne faut pas oublier qu’il y a aujourd’hui aux Etats-Unis une ville où l’on trouve de nombreux descendants d’habitants, d’habitantes venant du Brabant Wallon, ici en Belgique, et qui sont partis là-bas en espérant des conditions de vie meilleure. Aujourd’hui, encore et toujours, il y a des gens qui fuient la misère et la détresse.
Parlez-nous de “vos” quatre romans ?
Ils ont un point commun : leurs auteurs, autrices entretiennent une relation particulière avec l’exil. Trois sont des exilés et la quatrième vient d’une famille très métissée, avec une propre histoire qui la rendait particulièrement sensible à ce qu’elle appelle dans un autre roman, “La Patience des traces”.
Le premier roman ,”Ceux qui partent”, est celui de Jeanne Benameur. Il parle d’Européens qui fuyaient les guerres et la misère. Il se déroule en 1910 et raconte vingt-quatre heures d’un groupe d’immigrés retenus à Ellis Island en face de New York. C’est là que leur sort va se jouer : ils pourront fouler le sol du nouveau monde ou seront refusés et devront reprendre le premier bateau pour l’Europe. Ils viennent de différents pays, de différents milieux. Face à eux, un jeune photographe amateur new-yorkais, en quête des traces d’un passé relativement récent que sa riche famille a enfoui sous le silence. Espoir, angoisse, destins croisés. L’autrice, française, est née en Algérie d’un papa algéro-tunisien et d’une maman italienne. Son histoire et celle de sa famille la rendent particulièrement sensible.
Le deuxième romain est celui de Dinaw Mengestu, “Les belles choses que portent le ciel”. Il a été traduit de l’anglais par Anne Wicke.
L’Amérique encore, cent ans plus tard. Dans un de ces quartiers dits favorisés, l’épicerie de Stephanos venu d’Ethiopie rejoindre un oncle, est l’épicentre du roman. Le commerce vivote, ou plutôt “mourote”. La solitude de Stephanos est rompue par sa camaraderie avec deux autres solitudes, celle du Zaïre, ce pays qui deviendra la République démocratique du Congo (RDC), et celle de Keneth, personnage de l’histoire originaire du Kenya.
L’arrivée dans le quartier de Judith, seule personne blanche, et de sa fille Naomi, fortement métissée, va servir de révélateur à leurs existences. Surtout quand l’enfant va se mettre à fréquenter assidûment l’épicerie et à apporter des livres qu’elle demandera à Stephanos de lui lire…
Une forme d’oxymore
Le titre est une citation de la “Divine Comédie” : le héros la prononce quand il sort de l’Enfer. Ici, comme chez Dante, c’est à la fois un vœu et une forme d’oxymore : les protagonistes ont fui l’enfer mais ils ne s’acheminent pas pour autant au paradis. L’auteur est Éthiopien. Il vit aujourd’hui aux Etats-Unis. Ce livre est son premier roman, suivi de plusieurs autres, tous distingués par la critique et traduits dans une quinzaine de langues.
« Stardust » est le troisième roman de Léonora Miano. Elle est Camerounaise et vit en France. Ce roman, le dernier en date de Miano, a été écrit voici vingt ans. Il vient de sortir. C’est bien un roman mais directement inspiré d’un épisode douloureux de la vie de l’autrice : sans titre de séjour, ayant fui son compagnon, elle réside durant quinze jours avec sa fille d’un an dans un centre d’hébergement et de réinsertion à Paris, dans le 19ème arrondissement. Le roman alterne les chapitres en « je » quand elle écrit à la grand-mère qui l’a élevée et en « elle » quand elle raconte ces quinze jours qui l’ont marquée à jamais. Il a donc fallu 20 ans à Miano pour remanier son livre, le peaufiner et le donner à lire. Il lui a fallu d’abord être connue, reconnue, obtenir des prix littéraires (Goncourt des lycéens, Fémina) . Elle s’en explique dans un avant-propos interpellant et bouleversant.
Le 4ème et dernier roman est celui de Dany Laferrière, “L’énigme du retour”. C’est un récit d’un retour au pays natal. Celui d’un immigré haïtien qui, au décès de son père, rentre au pays après des années d’exil. Il a fui la dictature comme son père avait dû le faire avant lui sous un autre dictateur. Il accomplit ce retour avec un neveu. Et il est confronté à la réalité du pays rêvé. Un périple nostalgique, poétique, teinté d’humour et de tristesse. Dany Laferrière est donc Haïtien. Il vit entre Paris et Montréal avec de fréquents retours en Haïti. Ce roman lui a valu le Prix Médicis en 2009.
Si l’exil est un point commun entre ces quatre auteurs, en ont-ils une approche commune ?
Ce sont quatre romans vraiment très différents. Je dirais que les styles n’ont rien de comparable : quatre styles, quatre types d’écriture. Je pense que l’approche commune, c’est la volonté des auteurs et autrices de parler de l’exil au quotidien, mais dans des contextes différents et à des époques différentes. Il y a aussi dans les quatre récits beaucoup de pudeur.
Que vous apportent ces cafés littéraires ?
Vous dire toute la joie que j’ai depuis des années à prendre part, comme simple participante ou animatrice, à ces cafés littéraires. Parce que lire, c’est d’abord une expérience magnifique, unique, qui enrichit la vie et lui donne une autre dimension. Mais lire avec d’autres, pour d’autres, c’est encore différent. Chacun avec son histoire, sa personnalité, son rapport à la lecture… Un enrichissement, du pur plaisir.
Infos : 02/896.95.00 ou pascale.piron@bepax.org