Dans les geôles du régime syrien : le cancer incurable des souvenirs (3)
Journaliste syrien, réalisateur de documentaires, chercheur et consultant pour les questions de terrorisme, Ebrahim Mahfoud, 45 ans a connu en 1997-98 les prisons de Bachar el-Assad où il fut torturé. En Belgique depuis mai 2021, membre d’En-GAJE, il témoigne de l’horreur vécue là où aucun son n'est plus fort que les cris des prisonniers le jour et leurs gémissements la nuit. Voici son troisième récit.
Malheureusement, les souvenirs ne peuvent pas être considérés comme une tumeur qu’un médecin pourrait enlever, ou comme une maladie à soigner. Les souvenirs sont comme un cancer qui se propage à toutes les parties du cerveau et ne peut pas être arrêté. La seule solution est de l’affronter avec un peu de courage, raconter ses histoires peut être une dose de morphine qui apaise la douleur même un court instant.
Tuer pour le plaisir
En ce matin froid, nous étions assis dans la sixième cour de la prison de Palmyre (lire les précédents récits), près des murs d’une des cellules. Nous étendions nos corps au soleil, comme si nous étions des hirondelles sur un fil électrique. C’est la seule heure où nous étions autorisés à rester hors de la cellule. Devant nous, des prisonniers d’une des cellules de “Al-Wazzawiz” passaient (Al-Wazzawiz, le nom donné aux jeunes et beaux prisonniers, car ces garçons sont utilisés comme domestiques pour répondre aux besoins des policiers et des bourreaux). Ils étaient nus et se dirigeaient vers les bains dans une longue file. Parmi ces corps élancés, j’ai vu “Mohammed”, le jeune homme maigre que j’ai essayé de protéger dans la voiture de transport de prisonniers le jour où nous sommes arrivés dans cette prison humide et pourrie. Mohammad me regarda avec des yeux enfoncés et dessina un large sourire sur ses lèvres craquelées. Son visage était très fin. Quant à son corps, on peut dire qu’il s’agissait d’une momie vivante. Mohammad essayait de courir à pas courts et déséquilibrés pour se rattraper dans la file, mais il était si faible qu’il pouvait à peine marcher. Il courait partout comme un ivrogne. Deux de ses codétenus ont tenté de l’aider, mais le fouet du gardien les a forcés à partir et l’a laissé face au gardien et aux insultes. Le fouet a mangé ce qui restait du dos et des fesses de Mohammad. Les cris de Mohammad se sont arrêtés après que le geôlier lui ait donné un coup de pied dans l’estomac et les testicules. Le sang couvrait la majeure partie de son corps allongé sur le sol sans aucune réaction aux coups du geôlier. Celui-ci a crié “couloir.” Les deux grands prisonniers (Le couloir) sont venus et ont porté Mohammad et sont allés aux bains. Cela n’a pas pris plus d’une minute ou deux jusqu’à ce que le couloir revienne, traînant Mohammad à travers la cour de la prison jusqu’à la cour de police, là où se trouve le seul point médical de la prison. Là où Mohammad a disparu à jamais.
Je ne pouvais pas croire à ce moment-là que Mohammad avait été tué, même si tous ceux qui étaient près de moi chuchotaient les prières récitées sur les morts. Je ne pouvais pas le croire, d’autant plus que le geôlier qui a battu Mohammad est revenu au troisième carré où nous étions assis, avec une pomme à la main. Il la mangea avidement et gloussa bruyamment. Comment une personne peut-elle tuer une personne innocente et rester indifférente ? Comment un geôlier peut-il être humain ?
Le geôlier demandait aux prisonniers de venir à lui pour prendre la pomme. Et quand ils arrivaient, il les giflait et leur donnait des coups de pied. Il a essayé de nous torturer juste en regardant des pommes. Les fruits sont interdits aux prisonniers, ainsi que de nombreuses sortes de fruits et légumes, et même les plats traditionnels syriens étaient interdits en prison.
Quand le rêve du prisonnier est le petit-déjeuner
Mon ami Yassine m’a dit à l’époque qu’il ne se souvenait plus du goût des pommes et du reste des fruits, et qu’il ne s’en souciait pas du tout, tout ce qui lui importait était «fattah halawa (petit-déjeuner)». Il m’a dit alors qu’il avait passé cinq ans dans cette prison froide. Cinq ans pendant lesquels il ne s’est jamais senti rassasié. Et chaque nuit, il se recroquevilla sur lui-même et sourit, les lèvres craquelées, sous la couverture de laine militaire qui s’effilochait comme son cœur. Il rêvait les yeux ouverts. Il est dans le jardin de la maison, assis sur sa vieille chaise en bois. Il tient un bâton dans sa main qui soulève une théière est placée au-dessus d’un poêle à bois. Les mains de sa mère coupent le pain en bouchées sur la table basse en bois. La silhouette d’une femme tenant une bonbonnière est en fait sa femme. Mais il a oublié les détails de son visage, car il n’a vécu que dix-neuf jours avec elle après leur mariage. Avant qu’il ne soit traîné dans cet endroit vide, où résonnent de grands cris dans l’espace désertique).
Il m’a dit que toutes les nuits il rêvait de Fatteh Halawa . Et grâce à l’image du visage de sa mère, il imaginait que le repas devenait délicieux. Je me souviens encore du mouvement de ses mains après avoir fermé les yeux et savouré le goût comme s’il mangeait à ce moment-là. Comment le petit-déjeuner peut-il être le rêve de quelqu’un ? ” Fatteh Halawa ” est le repas qui est préparé quotidiennement à la prison militaire de Palmyre. Une demi-tasse de ce qui ressemble à du thé froid, une cuillère à café de sucreries syriennes. On dirait une alimentation animale, mais avec un goût sucré. Un petit pain et trois olives amères. Le pain est coupé en petites bouchées, une cuillerée de douceur y est ajoutée, puis le thé est versé. Les matériaux sont bien mélangés jusqu’à ce qu’ils prennent leur forme finale, qui ressemble un peu au “vomissement d’un vieil homme”. Les olives restent sous le nom de «le dessert ». Cinq ou six personnes préparent le repas puis le mangent. Chacun à notre tour, nous prenons une bouchée. De nombreux prisonniers préfèrent vingt coups de fouets aux pieds et sur le corps en échange d’une bouchée de plus que le reste des participants au repas. Vous échangez cette bouchée contre une séance de torture qui peut durer dix minutes.
Dix minutes
Dix minutes, c’est le temps que j’ai passé à écouter l’histoire de mon ami, Dix minutes ont suffi pour oublier Mohammad, tué sous mes yeux. Et je n’ai pas bougé. Dix minutes dans la troisième cour de la prison avaient tracé le cours de ma vie restante. Dix minutes ont suffi pour implanter dans mon esprit le cancer incurable des souvenirs.