En Haïti, le journalisme « n’est pas le 4e pouvoir» du pays
Cet article a été publié sur L’Œil de la MDJ le 27/10/2023, le média de la Maison des journalistes de Paris (MDJ), structure qui accueille et accompagne des journalistes exilés venus des quatre coins du monde.
Pour Gary Victor, journaliste et écrivain haïtien, « dans cette situation de grande insécurité qui prévaut en Haïti, les premiers touchés sont les professions intellectuelles qui payent les pots cassés. » Il explique lors d’une interview avec France Info Outre-Mer du 14 octobre 2023 que les auteurs, journalistes, artistes sont régulièrement sujets aux pressions et aux menaces de la part des gangs.
“L’exil colle à la peau » des Haïtiens.”
« Nous sommes obligés de montrer des brigades de vigilance […] la population se sent abandonnée », autant par la communauté internationale que par le gouvernement haïtien. Plus de 200.000 civils sont déjà des déplacés internes (majoritairement de la capitale) et pour Gary Victor, « l’exil colle à la peau » des Haïtiens.
Lui-même admet ne plus pouvoir écrire partout et avoir quitté la capitale pour être plus tranquille. « C’est très difficile. L’énergie demandée pour ta sécurité consomme beaucoup de temps. Mais même en temps de guerre, il faut trouver les ressources en soi pour continuer d’écrire et rapporter les faits, tel un soldat en guerre. L’écrivain doit absolument témoigner car s’il ne témoigne pas, il n’existe pas en tant que tel ou en tant qu’artiste. » Une règle qui s’applique autant aux journalistes.
Un autre journaliste correspondant, qui souhaite rester anonyme, témoigne de la hausse gravissime des violences. Il avait reçu et reçoit toujours des menaces de mort depuis la mort de Jovenel Moïse. « Malheureusement, ayant fait face à des menaces de mort, je dois m’auto-censurer pour me protéger et protéger ma famille en Haïti. C’est le cas de nombre de mes confrères, dont leur vie dépend. »
Il explique tenir « par vocation » et parce qu’il considère que le journalisme « a une utilité sociale » dont on ne pourrait se départir. « Diffuser des informations cruciales peut transformer une société et créer des prises de consciences, c’est ça qui nous motive », explique-t-il en évoquant ses confrères et consœurs.
La liberté de la presse haïtienne malmenée par ses médias
D’autres acteurs de la presse témoignent pour la MDJ. Pigistes ou journaliste pour un média, tous ont dû arrêter de travailler pour au moins un journal ayant cessé toute activité. Beaucoup d’autres ont vu le jour ces dernières années, sans pour autant être approuvés par toute la profession.
C’est le cas de Mederson Alcindor, journaliste reporter pour Radio Nativité Internationale. « Avec les nouvelles technologies de l’information et de communication, les avancées du numérique, et surtout les réseaux sociaux, il devient de nos jours très facile pour quiconque, parfois sans formation ou à des fins malhonnêtes, de créer un site Web, une page Facebook et de commencer à informer la population. »
« D’ailleurs, les médias en ligne jouent un rôle crucial dans l’information car elles permettent à la population d’y avoir accès en un temps record. Mais ils se contentent de relayer les nouvelles tirées soit d’un communiqué de presse, d’un tweet ou d’une publication faite sur la page Facebook d’une personnalité sans même parfois les vérifier. »
Mederson Alcindor affirme que ces petits médias, qui ont besoin de publicité et d’exposition pour survivre, sont « constamment » à la recherche de scoops, quitte à verser dans la désinformation. « Ils sont donc obligés de se forger une audience, grâce à l’instantanéité de l’information qu’ils donnent, et des titres accrocheurs. Ils se réfugient dans le déni total du code déontologique du métier de journaliste, et ont un comportement qui jette le doute sur la profession. »
« Pourtant, ils ne peuvent pas remplacer les médias traditionnels ni garantir la liberté d’expression et de la presse du fait de leurs limites. Quelques rares peuvent oser rêver d’avoir un personnel opérationnel, un lieu de travail, ainsi que des matériels et des équipements du métier. » Cela ne demeure pourtant qu’une chimère, les journalistes haïtiens gagnant en moyenne 200 euros par mois.
De plus, « avoir une page Facebook est considérée comme une condition légitime pour se déclarer média en ligne. Nous ne parlons pas encore d’avoir un site Internet, un blog, des équipements visuels pour couvrir un évènement, et même d’en réaliser le montage ! Tout ceci pour dire combien ces derniers fonctionnent dans l’amateurisme le plus complet », tranche le reporter.
D’autres cependant trouvent la grâce aux yeux de nos journalistes interrogés, tels que « Ayibopost, Haïti Info Pro (HIP), Clin d’œil Info (CDI), Passion Info Plus (PIP), Radio Télé Métronome, Juno 7, Le Nouvelliste, Le Facteur Haïti, RFM, Vant Bèf Info (VBI) et Gazette Haïti News. »
« La plus ancienne association de journalistes n’a pas de site internet. »
« Le journalisme haïtien est confronté à des problèmes structurels en plus des difficultés économiques », martèle-t-il. Ne gagnant qu’un misérable salaire et face à la fermeture des médias traditionnels, ainsi « qu’un taux d’inflation de 48,3% », les journalistes doivent redoubler d’efforts pour être visibles. « Beaucoup sont obligés de prendre le statut de journalistes auto-entrepreneurs. »
« Ils vont se déclarer indépendants et ouvrir une page Facebook et YouTube, qui sera considérée comme un média. Cela leur donne une meilleure visibilité et la possibilité d’engranger des revenus supplémentaires. » Mais pour cela il faut buzzer et rapporter les informations les plus récentes, amenant aux problèmes déontologiques cités par nos intervenants.
« Sans compter que les médias ne sont plus subventionnés » depuis des années, à l’exception des médias proches du gouvernement. « Tout cela impacte forcément sur la qualité de l’information. »
Mais n’y-a-t-il donc pas de régulation dans le monde de la presse haïtienne ? Pas vraiment, déplore le correspondant RFI. « La plus ancienne association de journalistes, AJH, ne possède même pas de site internet ni de véritable adresse postale. Nous n’avons pas de conseil de presse, de syndicat, pas d’organe spécifique pour distribuer et contrôler la carte de presse (qu’il suffit d’obtenir en ouvrant un média, comme une page Facebook)… Et il y a une absence totale d’associations dans le métier, ainsi que d’organes de formation en journalisme compétents. »
“Il faut développer et repenser l’enseignement du journalisme en Haïti.”
Le journaliste chevronné insiste, la réglementation et la déontologie des médias sont peu ou prou respectées par les journalistes, « car il n’existe aucune structure coercitive. Un journaliste haïtien qui commet une faute professionnelle ne risque quasiment rien ! », lance-t-il avec un rictus. « Il n’y a actuellement pas de législation sur la création des médias, ce pourquoi ils fleurissent autant. »
« Il faut développer et repenser l’enseignement du journalisme en Haïti, leur donner du matériel et les moyens techniques de réussir. Il faut réguler la profession et créer une commission de la carte de presse, ainsi que des syndicats et associations aux actions concrètes. Mais les médias ne veulent pas pour la plupart s’y plier, ils préfèrent leur liberté. »
Mais Guy Edvard Simon, journaliste reporter dans la ville de Jérémie à Grand’Anse (est), n’est pas aussi fermé à l’avènement des petits médias. « Non, les nouveaux médias en ligne ne peuvent pas garantir la liberté d’expression. Mais ils font néanmoins partie de ceux qui peuvent le faire ! « Ensemble nous sommes plus forts », c’est un dicton d’ici. Si nous élevons notre voix ensemble, anciens comme nouveaux médias pourront peut-être garantir la liberté de la presse. Mais si le journalisme est le 4e pouvoir, il ne l’est pas en Haïti. » Pour l’instant.