La Serbie a ouvert la porte de l’Europe à un trafic burundais (1/2)
Des Burundais de tous âges et de tous horizons, tous sexes et ethnies confondues ont bradé leurs propriétés foncières et autres biens pour tenter de gagner un pays de l’espace Schengen, via la Serbie. Un trafic qui profite notamment à des généraux burundais.
Depuis 2018, ils seraient environ cinq mille Burundais à avoir gagné le vieux continent par la Serbie, selon une source proche de la compagnie éthiopienne, Ethiopian Airways. Tous les candidats à l’aventure serbe étaient conscients que chaque étape vers « l’Eldorado » européen - avec comme point de chute finale, la ville de leurs rêves comme Paris, Bruxelles, Berlin ou Rome… était jonchée d’obstacles. Leurs armes : l’endurance physique, la forte disposition de céder à la corruption, à la prostitution. Bref, de se livrer aux passeurs peu scrupuleux. L’aventure était une véritable Odyssée de trois mois, pour un coût d’environ 14 millions de francs burundais (FBU), soit environ 6.370 € ! Un parcours de combattant.
Les chiffres recueillis auprès des sources crédibles à l’aéroport international Melchior Ndadaye de Bujumbura donnent froid dans le dos ! Ces cinq dernières années, entre 60 et 100 Burundais embarquaient chaque semaine à bord d’Ethiopian Airlines depuis l’unique aéroport international du Burundi pour la capitale serbe, Belgrade, avec escale à Istanbul en Turquie. Pour le seul mois d’octobre 2022, nos sources ont dénombré 224 candidats au départ.
Le phénomène était loin de s’estomper jusqu’au 21 octobre 2022, quand la Serbie a pris la décision de supprimer le privilège accordé aux Burundais d’entrer chez elle sans visas. Jusque-là, la tendance était à la hausse. Elle était alimentée par une rumeur selon laquelle, avec le mois de janvier 2023, la levée de l’exemption de visas en vigueur depuis 2018 pour les ressortissants du Burundi était attendue.
Une course effrénée contre la montre
C’était donc une course contre la montre pour ceux qui étaient impliqués dans ce qu’il convient d’appeler un trafic vers l’espace Schengen via la Serbie.
Toujours selon des sources aéroportuaires à Bujumbura, c’étaient 600 demandeurs de tickets qui étaient sur la liste d’attente à l’agence Ethiopian Airways de Bujumbura. C’est cette compagnie qui était, jusqu’au début du mois d’octobre, la seule à embarquer des Burundais vers la capitale serbe. Des agents de la compagnie évoquent environ 5.000 Burundais qui auraient rejoint Belgrade avant la fin de décembre 2022. A chaque vol en partance de Bujumbura, les avions faisaient le plein. Les candidats pour la Serbie s’arrachaient des tickets et allaient même jusqu’à glisser des billets de banque aux vendeurs pour avoir le précieux sésame. Face à une si forte demande, les compagnies RwandAir et Qatar Airways, étaient aussi entrées dans la danse, selon nos sources.
« À l’aéroport de Bujumbura, j’ai dû payer 1 million de FBU (450 €) aux employés de la police des migrations. »
Cette course contre la montre avait engendré des phénomènes nouveaux. Hubert Irakoze, un ancien employé de banque rencontré à Bruxelles, raconte avoir vendu sa parcelle au quartier Kinanira dans le sud de Bujumbura pour 120 millions (54.500 €). Il était convaincu que c’était le moment ou jamais pour toute sa famille de rejoindre l’Allemagne, car il est presque impossible d’avoir le visa pour les pays de l’espace Schengen par voie officielle. L’argent a été « dilapidé » déjà depuis le Burundi. « À l’aéroport de Bujumbura, j’ai dû payer 1 million de FBU (450 €) aux employés de la police des migrations pour que ma famille et moi nous n’ayons aucun souci lors de l’embarquement. C’était un agent des services de renseignement qui faisait le protocole . »
« Un réseau mafieux à l’aéroport »
D’après cette source, un réseau « mafieux » de cadres de différents corps de police et des services de renseignement opérant à l’aéroport s’était déjà constitué et donnait rapport à Alfred Museremu, ex-patron des renseignements intérieurs. « Chaque candidat au départ devrait montrer patte blanche et payer entre 500.000 et 1 million de francs burundais », précise Hubert Irakoze. Bien des candidats au départ confirment l’existence de cette corruption au sein de l’aéroport.
L’ex-employé de banque raconte qu’après escale à Istanbul en Turquie, la famille a atterri à Belgrade où elle a passé deux jours dans un hôtel avant que des passeurs ne la fassent arriver en Belgique. A quel prix ? « Comme commission, le passeur a droit à une somme comprise entre 1.000 et 3.000 mille euros », nous a-t-il confié.
« Beaucoup de ceux qui partent pour l’aventure n’arrivent pas dans les pays que leur font miroiter les agents recruteurs. »
Le cas de cet homme n’est pas isolé. Selon les témoignages de plusieurs candidats au départ pour la Serbie, beaucoup ont dû vendre tous leurs biens, meubles et immeubles. D’autres ont dû s’endetter.
Lionel Irambona*, un habitant de Kinindo, un quartier au sud de la capitale, témoigne. Il est déjà arrivé à Namur en Belgique, via Addis-Abeba, Istanbul, Belgrade, Sarajevo, Ljubljana, et Milan : «Trois mois de voyage pour environ 14 millions de francs burundais », souligne-t-il, avant de glisser : « Mais beaucoup de ceux qui partent pour l’aventure n’arrivent pas dans les pays que leur font miroiter les agents recruteurs à Bujumbura et les passeurs . »
Le piège des recruteurs
Dans cette ruée vers l’Europe, alimentée par les rumeurs, des réseaux de recruteurs composés de Burundais, de Serbes, d’Albanais et de Nigérians s’étaient créé en partenariat avec des officiers hauts gradés de l’armée. Ils ne se cachaient pas lorsque nous les avons rencontrés à Bujumbura au mois de septembre dernier.
« Je parle aux généraux Alfred Habarurema, Pacifique Nsaguye et Innocent Muselemu, tu le vois toi-même. Je viens de lui donner 3.000 dollars que mes boss nigérians et albanais m’ont donné. Qui peut se mesurer à moi ? » M’a dit fièrement un des trafiquants. Ceux-ci ont pignon sur rue à Bujumbura. Un des jeunes faisant partie de ce réseau affirme être protégé par de gros « pontes » du pouvoir, surtout au sein des corps de police et de l’armée. Ils ne le cachent pas. « C’est Muselemu et le général Habarurema qui nous protégeaient. »
Nous avons tenté à plusieurs reprises de joindre les personnes cités mais elles ont refusé de commenter cette affaire. Par ailleurs, le porte-parole du ministère burundais de l’Intérieur et de la sécurité publique nous a dit ne pas pouvoir s’exprimer.
Les cibles des recruteurs étaient principalement les jeunes filles des universités et des quartiers pauvres de Bujumbura. Les recruteurs menaient aussi des missions à l’intérieur du pays. « Nous gagnions une commission de 300.000 francs burundais (136 €) pour chaque personne recrutée » , témoigne, sourire aux lèvres, Prince Iranzi*, un passeur résident au quartier de haut standing de Kigobe.
Aux filles, les recruteurs promettaient de les faire gagner les villes de rêve comme Paris, Berlin, Lausanne, Genève, Bruxelles ou Madrid, gratuitement. Les frais pour l’obtention du passeport, le billet d’avion, les frais de voyages, l’hébergement… tout était pris en charge par les recruteurs. Mieux, une somme d’un million de FBU (450 €) à laisser à la famille avant le départ leur était « gracieusement » proposé.
« Depuis le départ de ma fille, je n’ai plus de nouvelles. »
La désillusion est terrible. Car, une fois sur le sol européen, les filles se rendent compte qu’elles sont tombées dans le panneau des proxénètes. Elles sont contraintes de se prostituer. L’argent est perçu par les recruteurs et les passeurs et une partie est reversée à un réseau de généraux burundais. Certaines filles ne sont pas conduites dans les villes convenues avant leur départ. Malgré elles, la plupart se retrouvent comme “filles de joie” en Bosnie, en Roumanie, en Croatie, en Bulgarie, etc., explique Angélique*, une Burundaise mère d’une de ces filles. « Depuis le départ de ma fille, je n’ai plus de nouvelles, elle m’a dit qu’elle vient d’arriver en Serbie, c’est le dernier message que j’ai eu, j’ai déposé plainte après quatre mois sans nouvelle à la police judiciaire car je connaissais celui qui l’a recruté. Mais un agent du service des renseignements en tenue civile est venu chez moi et m’a ordonné de retirer ma plainte pour rester en vie et j’ai obtempéré. Chaque semaine des agents de renseignement passent chez moi pour me le rappeler, je meurs de chagrin. »
*Pour des raisons de sécurité, les noms des personnes citées sont des noms d’emprunt.
Cette enquête a été rendue possible grâce au financement du Fonds Pascal Decroos. Elle a duré cinq mois, de septembre 2022 à février 2023.