La Serbie a ouvert la porte de l’Europe à un trafic burundais (2/2)
Pour bénéficier de cette voie sans visa, des Rwandais et des Congolais se sont fait passer pour des Burundais. Pour de nombreux migrants, la déconvenue a été sévère. Suite et fin de notre enquête.
Triste, Huberte Uwase s’est confiée à Bujumbura : « Cela fait cinq mois que j’ai perdu les traces de mes trois copines avec qui j’allais entreprendre le voyage à destination de la Serbie. Mais je me suis désistée à la dernière minute, intriguée par la générosité et l’attention que les recruteurs nous témoignaient. Avant la confiscation de leurs portables, elles me racontaient comment elles passaient des jours et des nuits à assouvir le désir sexuel des clients de l’hôtel. Je les entendais pleurer au bout de leurs téléphones et…. je pleurais avec elles ! »
Comme les copines d’Huberte, de nombreux Burundais – environ 5.000 depuis 2018 – se sont rués vers ce qu’ils pensaient être la chance de leur vie : entrer en Europe par la Serbie qui, jusqu’en octobre dernier, n’exigeait pas de visa pour les ressortissants de ce pays (lire la première partie de notre enquête).
Nous avons appris que des Rwandais et Congolais de la RDC se lançaient aussi dans l’aventure serbe en se faisant passer pour des Burundais. Pour cela, ils payaient 1.000 dollars américains pour l’acquisition du passeport burundais. L’argent était perçu par des intermédiaires à la police des migrations qui s’arrangeaient pour leur procurer tous les documents exigés par le Commissariat Général des Migrations.
« Ceux qui sont refoulés de Belgique, une fois revenus au Burundi, sont portés disparus. »
Interrogé, les défenseurs des droits de l’Homme confirment. Dans son bureau, Pierre Claver Mbonimpa, l’un des doyens des défenseurs de droits de l’homme en exil en Belgique, n’y va pas par quatre chemins : « Nous sommes au courant que des passeports burundais se vendent à plusieurs millions par certains gens hauts placés, dont des généraux, nous connaissons plusieurs cas. Pour les migrations vers la Serbie, plusieurs personnalités au pouvoir et à l’armée sont impliquées. De plus, ceux qui sont refoulés de Belgique, une fois revenus au Burundi, sont portés disparus. L’exemple récent est celui de Hussein Nahimana qui a été renvoyé au Burundi. Il a été arrêté à l’aéroport de Bujumbura et conduit au cachot des services de renseignement, près de la cathédrale Régina Mundi. Personne ne l’a plus revu. Nous craignons le pire si d’autres sont renvoyés au Burundi car le porte-parole du ministère de la Sécurité, Pierre Nkurikiye, a déclaré qu’ils seront arrêtés. »
Le chômage, principal mobile de l’exode
D’aucuns se posent la question sur les mobiles de ces départs. Une des causes à l’origine de l’exode vers les pays de l’espace Schengen via la Serbie est le chômage. De jeunes chômeurs, il y en a au Burundi, ce petit pays de 12 millions d’habitants pour 27 mille km2, coincé entre la Tanzanie, la République Démocratique du Congo et son voisin du Nord, le Rwanda.
Mais le chômage n’est qu’un catalyseur de cette envie qui bouillonne dans l’esprit de bien des jeunes Africains de gagner l’Occident, surtout les pays perçus dans l’imaginaire collectif comme l’Eldorado. C’est notamment la France, l’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas, et bien sûr la Belgique pour la plupart des Burundais. Ces pays enregistrent une forte communauté de la diaspora burundaise. Il va sans dire que la plupart se retrouvaient en Belgique pour des raisons historiques. La Belgique, c’est le pays qui a colonisé le Burundi depuis la fin de la première Guerre mondiale en 1918.
Le mal de vivre au Burundi
Une autre raison pousse les Burundais à se jeter sur la route serbe, ce mal de vivre dans leur pays miné par le népotisme, le favoritisme, l’ethnisme, l’affiliation au parti au pouvoir comme condition pour prétendre à l’embauche pour un emploi. Bien des jeunes confessent se sentir « étrangers dans leur propre pays. »
En outre, le climat des affaires n’est pas du tout bon au Burundi, le pays le plus pauvre du monde, selon le FMI, et qui ploie sous le fardeau de la dette. La faible valeur de sa monnaie et l’inflation poussent même des banquiers, qui sont censés être bien rémunérés, à abandonner leurs postes pour se lancer dans l’aventure serbe. Le commerce n’est pas non plus florissant et il faut être “parrainé” avant de se lancer dans le business. Le régime d’imposition et de taxation brime les jeunes qui voudraient initier une activité économique. L’entrepreneuriat est entravé par la corruption. Le Burundi est classé premier pays corrompu de la sous-région par l’ONG Transparency international.
« Je loge dans des abris de fortune ou à la belle étoile en plein hiver. »
De septembre à décembre 2022, parmi les demandeurs d’asile en Belgique, les Burundais constituaient la deuxième nationalité après les Afghans, comme nous l’a expliqué Feyrouz Lajili, coordinatrice opérationnelle au service hub humanitaire, un consortium des ONG belges qui viennent en aide aux migrants. Plusieurs migrants burundais passés par la Serbie n’ont jamais eu de centre d’accueil et nombreux vivent dans la précarité. « Cela fait six mois que je suis en Belgique, je suis passé par la Serbie, je n’ai jamais eu de centre, je loge dans des abris de fortune ou à la belle étoile en plein hiver », nous a raconté Justin, rencontré près de Fedasil, l’office belge chargé d’intégrer les migrants. Le cas de Justin n’est pas isolé et plusieurs Burundais qui sont passés par la Serbie n’ont pas de toit ni de centre pour les accueillir et les héberger, comme on a pu le constater en Belgique.
1.300 passagers non remboursés
Après le 21 octobre 2022, date à laquelle la Serbie a exigé à nouveau un visa pour les migrants burundais, 68 d’entre eux ont été renvoyés depuis Doha (Qatar) et Istanbul (Turquie) alors qu’ils étaient en partance pour les pays occidentaux via la Serbie. Quinze autres attendaient à Kigali. Au moment d’écrire ces lignes, une centaine de Burundais renvoyés de Bruxelles et de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) étaient attendus à Bujumbura, malgré le risque des représailles.
L’aventure serbe a pris fin au moment où 900 candidats au départ avaient déjà acheté leurs billets d’avion chez Ethiopian Airlines et 400 chez RwandAir. Ils n’ont pas été remboursés. Quel sera le sort des autres Burundais qui sont déjà sur le sol européen dans les camps en Serbie, en Bosnie, en Croatie, en Slovénie, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, etc. ? Quel sort pour cette demi-dizaine de milliers de Burundais qui, depuis 2018, ont réussi à rejoindre l’Europe par la route serbe ? Les généraux burundais impliqués dans ce trafic, seront ils poursuivis ?
Cette enquête a été rendue possible grâce au financement de la Fondation belge Pascal Decroos. Elle a duré 5 mois, de septembre 2022 à février 2023.