Slovaquie : la liberté d’expression est réellement en danger
« Nous ne nous tairons pas ! »
Le 22 février, la Slovaquie a commémoré le sixième anniversaire de la mort du journaliste Ján Kuciak et de sa fiancée, Martina Kušnírová. Des marches se sont tenues dans les rues de Bratislava ainsi que dans d’autres villes du pays.
À Bruxelles, près du rond-point Schuman, un recueillement a également eu lieu. « J’ai organisé cette manifestation car, en tant que Slovaque, le pays m’a donné quelque chose et maintenant, je veux lui rendre la pareille. On ne peut se taire. Il s’agit d’une question de principe », dit Pavol Krempaský, l’un des trois organisateurs du rassemblement bruxellois.
Si, six ans après le meurtre, l’auteur qui a appuyé sur la gâchette a été emprisonné et jugé, le commanditaire n’a toujours pas été trouvé. « Ce sont six longues années d’impunité qui font honte à la justice slovaque », a déclaré Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) lors du rassemblement à Bruxelles. « Le temps qui passe ne peut pas nous faire oublier ce crime. Le meurtre d’un journaliste d’investigation dans un pays montre qu’il y a une erreur dans le système. Cette dernière doit être relevée et on doit la combattre car c’est notre démocratie même qui est en jeu », ajoute Pavol Krempaský.
À la 17e place
Malgré tout, entre 2018 et 2023, la Slovaquie a augmenté de dix places dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans Frontières (RSF). À la 17e place aujourd’hui, le pays devance ainsi la France (24e) ou encore la Belgique (31e). Mais cette place ne semble pas être méritée. « Le classement mondial RSF se fait sur les données de l’année précédente et il ne montre pas tous les aléas », explique Jakub Filo, l’adjoint au rédacteur en chef de SME, quotidien slovaque.
Alors qu’à la suite du meurtre de Ján Kuciak, le Premier ministre de l’époque Robert Fico (SMER-SD) a démissionné, il est revenu en force en gagnant les élections parlementaires en septembre dernier revenant ainsi au poste du chef de gouvernement. Une situation difficile. « C’est la démocratie qui est en jeu avec la présence de personnes telles que Fico au pouvoir », dit Jakub Filo. « Nous, en tant que journalistes, on peut exercer notre métier. On trouve les informations même si les responsables politiques ne souhaitent pas répondre directement à nos questions […]. Il est du devoir des journalistes de contrôler les politiciens et de fournir aux électeurs des informations justes sur base desquelles ils peuvent ensuite prendre leurs décisions et se forger leurs opinions », continue-t-il.
« On peut dire aujourd’hui que Robert Fico est un politicien autocratique. Il détruit les règles démocratiques », Jakub Filo.
Pour la FEJ, l’heure est grave. La fédération demande aux autorités slovaques de prendre des mesures pour protéger les journalistes et maintenir le droit à l’information aux citoyens. « Il est temps qu’on demande que les politiciens respectent les journalistes. Il est temps de garantir l’indépendance de la gestion de la télévision publique RTVS et de demander des financements stables et indépendants pour les médias publics. […] Il est temps de décriminaliser la diffamation […] », affirme Ricardo Gutiérrez.
Depuis les dernières élections et la formation de la coalition qui a permis à Robert Fico de reprendre la tête du gouvernement, le pays est dans la tourmente. Le Premier ministre et d’autres représentants du gouvernement ne parlent plus à certains médias. Parfois, à l’inverse, ils tiennent des propos virulents, voire agressifs, à l’encontre des journalistes. « Les attaques verbales à l’encontre des journalistes sont croissantes. Si avant c’était par courriels ou sur les réseaux sociaux, aujourd’hui on constate des attaques physiques dans l’espace public », déplore Jakub Filo.
Des doutes quant à la transparence
Cela inquiète non seulement l’opposition, mais aussi le Parlement européen qui a émis des doutes quant à la transparence et à la stabilité démocratique du gouvernement à Bratislava. Un communiqué de presse de l’UE datant du 17 janvier 2024 indique que « les députés européens sont également préoccupés par la restructuration prévue de la radio et de la télévision publique slovaque (RTVS) […]. Ils exigent la fin des attaques verbales contre les individus et les représentants des médias, qui ont contribué par le passé à créer un environnement propice à la perpétration de crimes violents tels que les meurtres de Ján Kuciak et de Martina Kušnírová. »
Le 25 février 2018, lorsque la nation s’est réveillée et a appris le meurtre du journaliste et de sa fiancée, elle semblait unie. Aujourd’hui, c’est différent. « La polarisation de la société est croissante […]. La majorité des journalistes critiques peut encore garder son indépendance. Une autre question est celle qui concerne les journalistes travaillants pour le service publique qui est sous le joug du pouvoir », précise Jakub Filo. « Lorsque le Premier ministre va rendre hommage à Gustav Husák (Président de la République socialiste tchécoslovaque entre 1975 à 1989, NDLR), personnage phare de la normalisation socialiste lorsque les libertés avaient été bafouées, cela donne un message limpide. Nos libertés sont en danger », s’exclame Pavol Krempaský.
« Le Premier ministre, Robert Fico, parle des journalistes comme des ennemis du peuple », Jakub Filo.
Est-ce une défaillance morale de la démocratie? Le retour au pouvoir de Robert Fico après cinq ans fait froid dans le dos à plus d’un citoyen. « Ceux qui étaient au pouvoir lors du meurtre de Kuciak et de Kušnírová sont à nouveau au gouvernement. S’ils avaient un minimum d’honnêteté, ils ne se seraient même pas présentés aux élections », conclut Pavol Krempaský. Depuis son retour, le nouveau gouvernement de Robert Fico a lancé une procédure de révision du code pénal slovaque. Ses amendements visent à réduire les peines pour les délits graves allant de la corruption au viol. Mais le texte vise également à la dissolution du bureau du procureur spécial. Bureau qui traite des affaires de corruption et des crimes dits graves.
Ján Kuciak
Journaliste slovaque, Ján Kuciak a été assassiné à bout portant avec sa fiancée dans leur maison le 22 février 2018. Selon le président de la police de l’époque, Tibor Gašpar, l’un des motifs possibles du meurtre était le travail d’investigation que Kuciak aurait entrepris, ce qui avait été confirmé en septembre 2018 par le procureur supervisant l’instruction.
Kuciak préparait alors une enquête qui portait sur des affaires de fraudes à l’est de la Slovaquie et qui a été publiée par les médias slovaques après sa mort. Cette investigation mettait en lumière les liens entre la présence d’hommes d’affaires italiens, qui ont des relations avec le groupe mafieux Ndrangheta, des dirigeants du SMER-SD, parti du pouvoir, et Robert Fico, le Premier ministre de l’époque. Ce dernier a démissionné suite à ce double assassinat.
Cet article a été rédigé par des étudiant.es en MA2 de l’ULB et de la VUB sous la coordination de Milan Augustijns, Alexandre Niyungeko et Lailuma Sadid.