Changer de métier pour survivre : itinéraires professionnels de journalistes exilés
Populaires et parfois renommés dans leur pays, ils sont aujourd’hui boucher, enquêtrice ou aides soignantes. À leur arrivée en Belgique, les journalistes exilés entament une nouvelle carrière, faite de bifurcations, d’arrêts et de changements de voie. Voici le récit de leurs itinéraires.
« Quand on arrive, on n’a pas beaucoup d’idées, pas de projets dans sa tête. On ne sait pas ce qu’on veut faire. C’est une vie qui est tombée, et une nouvelle qui commence. » Ces mots sont ceux d’Edouard Dihi Tshitenge, un ancien journaliste qui a travaillé pendant dix ans à la radio-télévision Kasai Horizons, en République Démocratique du Congo. En août 2017, alors qu’il devait rendre compte d’une conférence suivie en France, au sujet de la nature anticonstitutionnelle du pouvoir du président Joseph Kabila, il a reçu des menaces de son propre gouvernement, qui le qualifiait de rebelle. Pour échapper aux représailles, il a été contraint de vivre caché à Kinshasa pendant près d’un an, avant de s’exiler en Belgique, en juin 2018.
Une fois arrivé, un « parcours du combattant » débute pour les demandeurs d’asile, selon l’expression d’Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ). Ils doivent fournir des preuves au Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (CGRA) pour justifier les menaces qu’ils subissent, et donc l’octroi d’une protection internationale. C’est un processus loin d’être évident, comme l’explique Anthony Bellanger. « Quelle que soit leur nationalité, c’est un vrai cauchemar, au niveau des banques, de l’administratif, du logement, etc. Quand ils s’y penchent, ils ne font pas autre chose, ça occupe tout leur esprit. Certains sont même noyés par l’administration, parce que c’est complètement différent de ce qu’ils ont connu dans leur pays. » La décision du CGRA peut parfois mettre des mois, voire des années, à être rendue, ce qui génère doutes et angoisses. Edouard, par exemple, a dû attendre plus d’un an pour obtenir le statut de réfugié.
Mais toutes les demandes déposées ne reçoivent pas une réponse positive. Ce fut notamment le cas pour Joséphine Jones Nkunzimana, ancienne journaliste radio au Burundi. En 2015, son pays a traversé une crise politique liée au troisième mandat anticonstitutionnel brigué par le président Pierre Nkurunziza. Alors qu’elle travaillait comme chargée de relations publiques à One Acre Fund, ses tweets contestataires lui ont valu la fin de son contrat. Plus tard, sa participation à plusieurs manifestations contre le pouvoir l’a exposée à des menaces du gouvernement et des services de renseignements. Considérée comme une opposante politique, elle était en danger
En juin 2019, elle demande a protection internationale en Belgique. Deux mois plus tard, alors qu’elle vivait dans un centre de réfugiés à La Louvière et qu’elle s’apprêtait à entamer un stage dans une télévision locale, elle reçoit l’ordre de quitter le territoire. Mais, en principe, en attendant la reconnaissance de leur statut de réfugié, et après avoir transmis leur dossier au CGRA, les demandeurs d’asile reçoivent une « carte orange », valable trois mois. Ce n’est d’ailleurs qu’au terme de cette période qu’ils sont autorisés à travailler en Belgique. Le début d’une nouvelle vie mouvementée.
La reconversion professionnelle, une étape obligatoire ?
Les portes du marché de l’emploi sont ouvertes, mais c’est une longue traversée du désert qui se profile. Joséphine attend deux ans avant de trouver son premier emploi en Belgique.
Résignés, les journalistes en exil doivent souvent mettre de côté leur passion pour intégrer le marché belge. Trouver un travail pour survivre, quel qu’il soit : voilà la priorité. « Pour rien au monde, je ne laisserai tomber ce métier. Mais, étant Noire, je pensais que ce serait très difficile de trouver un emploi dans le journalisme. En plus, je suis arrivé au moment où Cécile Djunga a eu des problèmes à la RTBF (des auditeurs de La Une se sont plaint de la couleur de peau de la présentatrice météo, ndlr). Donc, je me suis dit ‘trouve autre chose’ », raconte Fatimetou Sow. Dans son pays d’origine, la Mauritanie, elle a travaillé pendant de nombreuses années à la télévision nationale. Sa tendance à défendre la cause des populations opprimées n’était pas au goût de son gouvernement, qui a commencé à la menacer, après qu’elle s’est rapprochée d’un leader anti-esclavagiste dans le cadre d’une investigation.
Même constat de la part de Joséphine : « Quand les entreprises voient un nom qu’elles ne connaissent pas (un nom burundais), elles vont te proposer un travail de nettoyeur ou de bagagiste, mais pas te donner un travail intellectuel parce que, dans leur esprit, ton intellect n’est pas suffisant. Le travail qu’on peut te donner ici, c’est celui que je fais. » Joséphine travaille dans un institut de sondages depuis septembre 2021. Bien qu’elle soit sous CDI, son cas relève davantage de l’exception que de la règle générale. Selon une étude du Centre interfédéral pour l’égalité des chances (UNIA) et du Service publique fédéral (SPF) datant de 2019, les personnes « d’origine étrangère » sont surreprésentées dans les emplois à durée déterminée, par rapport aux personnes « sans origine étrangère ».
A la FIJ, Anthony Bellanger relève depuis plusieurs années certaines récurrences dans les mécanismes d’intégration professionnelle des journalistes exilés en Belgique. « Les organismes les orientent vers des métiers sous-qualifiés, des métiers manuels, difficiles. Et les réfugiés acceptent, pour manger et subvenir aux besoins de leur famille. Ce n’est pas un choix de leur part. Ça s’impose à eux. » Une étude d’Acerta évoquée par « Le Soir », en 2019, vient appuyer ces propos. Celle-ci concluait que les travailleurs étrangers étaient deux fois plus représentés parmi les ouvriers (20 %) que chez les employés (10 %), en Belgique.
L’expérience d’Edouard Diyi Tshitenge fait également écho à cette réalité. Alors qu’il était un journaliste reconnu dans son pays, le Congolais a intégré le marché du travail belge en tant qu’ouvrier de production dans une grosse entreprise de boucherie à Anderlecht. Il témoigne : « C’était un concours de circonstances. On m’a orienté vers des agences d’intérim. Je n’ai pas eu de retour, sauf pour la production. Faute de mieux, j’y suis allé. » Pour sa part, Fatimetou a commencé par travailler dans une maison de repos, pendant un an, dans le cadre d’un contrat d’intégration encadré par le Centre public d’action sociale (CPAS). Un exemple de plus d’une reconversion professionnelle pratiquement obligatoire pour les journalistes exilés en Belgique.
Langues, pratiques, discriminations… la réalité du marché de l’emploi belge
Si les journalistes en exil sont souvent obligés de passer par une reconversion professionnelle, c’est parce qu’il est difficile pour eux de trouver un poste dans les rédactions belges. Anthony Bellanger identifie trois obstacles principaux : la langue, la formation et l’état du marché de l’emploi. Le principal reste la langue. Si Edouard, Fatimetou et Joséphine sont francophones, et ne sont donc pas confrontés à ce problème, pour d’autres, c’est une barrière insurmontable. En effet, toute langue dispose de ses propres nuances et subtilités, essentielles dans le travail journalistique, que les débutants ne maîtrisent pas, même après plusieurs mois d’apprentissage.
Le secrétaire général de la FIJ souligne aussi les différences de pratiques journalistiques entre la Belgique et les pays d’origine des journalistes exilés. Les écarts existants, surtout d’un point de vue technique, nécessitent parfois de suivre des formations spéciales pour être comblés. Mais Fatimetou, elle, a su s’adapter à un nouveau fonctionnement, après des années d’expériences dans la TV nationale en Mauritanie. « Dans mon pays, je devais présenter le journal, et même quand j’allais sur le terrain, on faisait appel à des monteurs (vidéo) ensuite. En Belgique, j’ai dû apprendre à dérusher, monter, faire la voix off, etc. Les premières fois ont été vraiment difficiles pour moi, mais j’ai regardé comment les autres faisaient et, au bout de quelques semaines, je faisais tout toute seule. » Pour pallier cet écart, Anthony Bellanger, membre fondateur de l’association En-GAJE (Ensemble-Groupe d’Aide aux Journalistes Exilés) tente de mettre des choses en place, en collaboration avec l’Association des Journalistes Professionnels (AJP). « On essaie d’organiser des formations, notamment techniques, pour que les journalistes se conforment aux standards européens, qu’ils et elles reprennent la main et se construisent un réseau ici. L’AJP facilite d’ailleurs l’accès des journalistes exilés à ces formations, qui sont gratuites pour eux. » De son côté, Edouard confie qu’en arrivant en Belgique il a dû adapter son CV, non pas dans le fond, mais dans la forme, pour qu’il soit conforme aux exigences belges. Il a été accompagné pour cela par Actiris (organisme chargé de la politique de l’emploi en Région de Bruxelles-Capitale).
D’après Anthony Bellanger, la situation de l’emploi en Belgique, en particulier dans le journalisme, est également problématique. « Rien que pour la partie francophone, les postes sont quasiment impossibles à obtenir. On peut également faire des reproches légitimes à certaines rédactions, qui ne s’ouvrent pas assez. Elles ne sont pas assez mixtes. On aimerait bien qu’elles intègrent des journalistes exilés. Mais c’est difficile.» Ce manque de diversité est attesté par les chiffres. En 2018, une étude encadrée par l’AJP révèle que 92,9% des journalistes en Belgique sont nés dans le pays. Plus encore, 83,1% des francophones ayant participé à l’enquête avaient leurs deux parents qui y étaient nés aussi. En d’autres termes, trouver un emploi dans le journalisme est déjà une mission complexe, compte tenu du peu d’offres existantes, mais celles-ci s’avèrent d’autant plus rares pour les non-Belges.
Les vécus d’Edouard et de Fatimetou confirment cette réalité. Le Congolais a envoyé son CV à des médias francophones, sans succès. « Je recevais des refus sans réels arguments, ou je n’avais pas de réponse. C’est un manque de considération. » De son côté, la Mauritanienne affirme avoir transmis des candidatures à des télévisions ainsi qu’à d’autres structures (Fedasil, La Croix-Rouge, etc). Elle témoigne : « Pendant un an, j’ai envoyé mon CV un peu partout. Je n’ai jamais eu de réponse. Je me suis dit que c’était à cause du nom africain que je porte ou tout simplement parce que je suis africaine, explique-t-elle. C’était terrible. En Mauritanie, ce sont les médias qui venaient me chercher. Ici, c’est un autre monde. » Un rapport de l’OCDE, paru en 2013, confirmait déjà cette tendance : « il n’est pas rare pour les immigrés et leurs descendants d’avoir à envoyer plus de deux fois plus leurs candidatures pour être invités à un entretien d’embauche que les personnes sans antécédents migratoires ayant un CV identique. »
Enfin, la question des équivalences peut entraîner des difficultés dans l’insertion professionnelle des journalistes en exil. Si officiellement, aucun diplôme spécifique n’est requis pour pratiquer le journalisme en Belgique, Joséphine dresse un constat légèrement différent. « Quand je suis arrivé à la radio (de La Louvière), on m’a demandé de quelle école je venais. Parce que, pour eux, il faut avoir fait une école pour être journaliste. Chez nous au Burundi, c’est assez rare. La majorité des journalistes n’ont pas fait d’études de journalisme. » La Burundaise, elle, dispose d’une licence en communication et d’un master en relations publiques, et elle a travaillé dans plusieurs radios du pays (CCIB FM+, RSF Bonesha FM, et Rema FM). Si elle a pu recevoir une équivalence pour son bachelier assez rapidement, c’est en partie parce que l’université où elle a étudié était reconnue en Belgique, du fait de sa collaboration avec des universités belges. Mais son cas diffère de celui d’Edouard. Après avoir demandé une équivalence pour son diplôme en pédagogie appliquée, option sciences commerciales et administratives, l’ancien journaliste à Kasai Horizons a abandonné. La faute à un processus laborieux. « J’avais commencé les démarches, mais ça a pris du temps, il fallait changer certains documents… alors j’ai laissé tomber. Je me suis dit que je verrais ça plus tard. » Edouard n’est pas le seul à avoir été découragé. Pour preuve, en 2014, Caritas International s’était entretenu avec 54 réfugiés. Sur les 37 détenteurs d’un diplôme de l’enseignement secondaire ou supérieur, seuls 9 d’entre eux avaient demandé l’équivalence.
Trouver un emploi dans le journalisme est donc un itinéraire tumultueux, au terme duquel rares sont ceux qui arrivent à destination. Sur les 71 journalistes exilés répertoriés par l’association En-GAJE, une seule personne a réussi à obtenir un emploi dans un média belge : Fatimetou Sow. Cette dernière a décroché un contrat de six mois dans une télévision locale en Wallonie, de septembre à décembre 2021. Mais une fois en poste, la Mauritanienne a fait face à un nouvel obstacle. Certains collègues, dit-elle, lui auraient fait des reproches sur son accent. « On m’a dit : ‘avec cet accent, ça ne va pas passer, essaie de t’améliorer’. J’ai répondu que je parlais comme ça, que je n’y pouvais rien. Je suis Mauritanienne, c’est normal que j’aie un accent. » De son côté, la rédaction en chef de la chaîne de télévision, qui n’avait pas reçu de plainte à l’époque et n’était pas au courant des évènements, s’est dite « surprise et déçue » de l’apprendre.
Anthony Bellanger, quant à lui, déplore ce genre de comportement : « C’est absolument scandaleux. Ça ne montre pas la diversité du monde francophone. Un Burundais a son accent, un Congolais a son accent, c’est leur identité, ça fait partie d’eux. Les priver de ça c’est leur retirer une forme d’identité, alors que c’est justement leur richesse. » La situation vécue par Fatimetou rappelle donc que les discriminations ne s’arrêtent pas à l’embauche et peuvent aussi faire partie du quotidien professionnel des journalistes étrangers.
« Journaliste un jour, journaliste pour toujours »
Face aux obstacles qui se dressent devant eux, la grande majorité des journalistes en exil se tourne vers d’autres professions pour survivre. Non sans éprouver une grande nostalgie : celle de ne plus être journaliste. Le secrétaire général de la FIJ, Anthony Bellanger, a souvent l’occasion d’échanger avec eux : « A chaque fois qu’on se voit, ils nous en parlent. Parce qu’ils étaient quelqu’un dans leur pays, et qu’ils sont devenus anonymes ici. Ils ne sont pas reconnus à leur juste titre. C’est très dur à accepter. Ils repartent de zéro ». Devant cette situation, certaines initiatives se développent pour leurs venir en aide. La création de LATITUDES est l’une d’elles. « C’est un média pour eux, et avec eux, pour les remettre sur les rails. Pour leur dire : ‘tenez bon, vous avez un savoir-faire, vous avez une expérience, et on peut les mettre en valeur’. C’est peut-être aussi le marchepied qui leur permettra de retrouver un travail après », espère Anthony Bellanger. En se faisant contributeur ou collaborateur de LATITUDES, les journalistes exilés peuvent renouer avec leur métier.
Pour beaucoup, garder un lien avec le journalisme est essentiel. Edouard, par exemple, a écrit quelques articles dans CongoForum, un organisme de presse en ligne de droit belge, peu de temps après son arrivée en Belgique. Joséphine, quant à elle, présente le journal en français pour Inzamba Agateka kawe, une radio indépendante, sur WhatsApp, créée par des journalistes burundais en exil. En plus de cela, elle tient un blog en ligne et reste très active sur Twitter. « J’ai l’impression que je reste toujours dedans, même si ce n’est pas professionnel, parce que ce n’est pas payé. Mais je continue de donner de l’information » confie-t-elle.
« Moi je suis tombée amoureuse de ce métier. Quand on devient journaliste, on le reste à vie. Même si on change de profession, c’est quelque chose qu’on a en nous. On ne cesse jamais de l’être, c’est plus fort que nous ! » s’exclame Fatimetou. Un constat partagé par Joséphine et Edouard. La Burundaise s’explique : « Je l’ai écrit sur mon blog : ‘journaliste un jour, journaliste pour toujours’. Je ne pense pas qu’on puisse être journaliste et un jour on arrête. Il y a plein de projets qu’on peut faire après avoir été journaliste, et rester journaliste. » Finalement, même si la majorité des journalistes exilés ne vivent pas de leurs productions et exercent une autre profession à titre principal, le journalisme reste un élément essentiel de leur identité professionnelle.