Correspondant en Russie : « Je n’arrive pas à me résoudre à partir »

Eas Dobbelaere

Correspondant en Russie : « Je n’arrive pas à me résoudre à partir »

Correspondant en Russie : « Je n’arrive pas à me résoudre à partir »

Eas Dobbelaere
Photos : Klaus Wright
2 novembre 2022

Cela fait une dizaine d’années que Benjamin Quenelle est journaliste en Russie pour plusieurs médias francophones (Le Soir, La CroixLes Échos…). Il a décidé de ne pas s’exiler, malgré l’invasion de l’Ukraine, un climat de censure et d’incertitude toujours plus contraignant.

Quels sont vos principes éthiques en tant que journaliste ? Quel est le rôle social du journaliste pour vous ?

Notre rôle, c’est d’informer les autres. On a la chance de voyager, de parler, de rencontrer et de voir tous les camaïeux de gris dans des situations qui, souvent, sont présentées en noir et blanc. La situation actuelle (la guerre en Ukraine, NdlR) est un exemple typique. Il y a, d’un côté, ceux qui sont pour « l’opération spéciale » et ceux qui sont contre dans chacun des deux camps. Seulement, il y a beaucoup de zones grises entre les deux. Donc, la chance du journaliste de terrain, du correspondant à l’étranger, c’est de toucher à toutes ces nuances. D’essayer de les comprendre, ensuite de les décrire et les écrire dans ses articles en s’appuyant sur la curiosité et l’honnêteté. C’est ça le rôle social des journalistes. Concernant l’éthique, il faut savoir parler à tout le monde, et même se forcer à parler à tout le monde. On doit se faire violence pour aller voir des gens dans des endroits qui ne sont a priori pas de notre milieu, ni de notre sphère politique, ni même de notre sphère de pensée. Sans oublier l’honnêteté intellectuelle dans la recherche d’informations, puis la retranscription, afin de décrire et d’écrire du mieux possible cette réalité.

Depuis l’amendement du code pénal et la nouvelle loi sur les « fausses informations » sur l’armée russe, les journalistes risquent de lourdes peines administratives et pénales, allant jusqu’à 15 ans de prison. Cela influence-t-il votre pratique journalistique ?

Premièrement, il s’agit d’une nouvelle loi et de nouveaux amendements qui viennent s’ajouter à un fond législatif et des pratiques législatives déjà assez lourds. Avec les textes sur les agents de l’étranger, ce n’est qu’un élément de plus dans un climat de censure qui n’a cessé de croître. La loi sur les « fausses informations » s’applique à tous : journaliste ou pas, Russe ou pas. Elle concerne donc les journalistes étrangers, mais ça ne couvre que les sujets militaires. Après cinq jours pendant lesquels je n’ai rien publié, j’ai décidé de rester en Russie, alors que beaucoup de journalistes, anglo-saxons, notamment, sont partis car ils avaient peur des conséquences judiciaires. Mais en tant que journaliste, si on peut continuer à travailler, on doit continuer à travailler en Russie. Il est impératif d’expliquer ce qu’est ce pays. La Russie se résume pas à la Russie de Poutine, il y a beaucoup d’autres nuances. Par contre, je n’évoque pas les questions militaires, car d’autres journalistes le font depuis Kiev, Paris, ou encore Bruxelles. Donc, il y a bien de l’auto-censure lorsque l’on touche aux sujets militaires, mais restent les sujets politiques, sociaux, économiques, culturels… Et encore bien d’autres qui, directement ou indirectement, touchent forcément à l’actualité militaire. Alors, on s’adapte, on n’utilise pas le « g-word», mais la formulation « opération militaire ». Dans mes articles, j’écris la même formule depuis quelques mois « l’opération militaire spéciale, selon la litote officielle du Kremlin », pour que les lecteurs comprennent.

 

Certains journalistes ont quitté la Russie après l'adoption de cette loi - © Marjan Blan
D’ailleurs, dans une autre interview, vous estimez que cette loi fait peser une « épée de Damoclès » sur les journalistes. Pourquoi ?

Parce que la frontière entre le militaire et le non-militaire est très fine, et celle entre ce qui s’applique aux reporters étrangers ou non, également. À tout moment, les autorités peuvent décider d’élargir l’application ou de l’utiliser sur quiconque. Jusqu’à présent (l’interview a été réalisée le 16 août, NdlR), personne n’a été emprisonné, même parmi les Russes. La loi et l’amendement sont édictés de manière à ce qu’il y ait d’abord une condamnation administrative et des amendes, mais au bout de la troisième ou quatrième infraction, on risque des poursuites pénales et de la prison. C’est sûr qu’il s’agit d’une ligne rouge à ne pas franchir. À partir du moment où ils commenceront à donner des amendes ou à lancer des poursuites pénales vis-à-vis des journalistes étrangers, je devrai peut-être revoir ma position. Mais pour le moment, je n’arrive pas à me résoudre à partir, à ne pas continuer à travailler pour aider à faire comprendre la Russie. Le problème avec cette nouvelle loi et toutes les précédentes, c’est qu’elle est appliquée de manière sélective. On sait qu’elle pourrait nous tomber dessus, mais ce n’est pas toujours le cas. Les journalistes sont dans l’incertitude. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Actuellement, je suis dans une ville du Caucase, j’ai beau être journaliste étranger ça ne me donne pas l’impression d’être en insécurité. J’ai déjà été suivi mais sans que ce soit menaçant.

Est-ce que vous pensez que cette loi a un effet dissuasif ?

Oui, ça fait partie des limites à ne pas dépasser. On retrouve cette incertitude même au sein de l’administration. Par exemple, les accréditations doivent désormais être renouvelées tous les trois mois. […] Précisément, il y a deux autorisations administratives : le visa et l’accréditation. Cette dernière vous permet de travailler en Russie (en tant que journaliste, NdlR). Jusqu’à l’année dernière, les deux autorisations allaient de pair et on les recevait pour une durée d’un an chacune. Après avoir vécu suffisamment longtemps en Russie, j’ai reçu un permis de résidence, donc je peux séjourner sur le territoire. Cependant, ça ne m’épargne pas l’obligation d’avoir une accréditation pour pouvoir travailler en tant que journaliste. Depuis peu, elle doit être renouvelée tous les trois mois. Concrètement, quand je suis revenu il y a trois semaines, je ne l’avais pas encore car elle était au bureau de l’administration des Affaires étrangères. Je suis donc rentré dans le pays avec mon permis de résidence, puis je suis allé chercher mon accréditation. Le tout est très rédhibitoire, mais je suis légèrement épargné, parce qu’honnêtement, le bazar administratif pour l’accréditation est bien moins contraignant que pour le visa. Ce sont des papiers, des queues… Alors, une fois par an ça va, quatre fois par an ça devient pénible.

Dans un portrait que vous avez écrit sur l’autrice russe engagée Gouzel Iakhina, vous dites que certains mots doivent rester muets, que vous ne pouvez aborder certains sujets. Avez-vous le même genre de rapport avec toutes vos sources ? De devoir parler à demi-mot, tout en essayant de se faire comprendre ?

Oui, c’est très souvent le cas. J’ai donné son nom car c’est un bon portrait, mais en général, les personnes que je cite dans mes articles sont anonymisées grâce à un pseudonyme. Qu’elles soient pour ou contre la guerre, mes sources préfèrent ne pas être citées à cause de cette épée de Damoclès qui pèse sur eux. Pour moi c’est quelque chose de nouveau. Avant, les gens pouvaient être un peu méfiants, mais là, c’est systématique. Ils ont beaucoup plus peur de parler. Il faut faire attention, parce qu’en tant que journalistes, nous portons une responsabilité vis-à-vis de nos sources. Quant à Gouzel, elle était contente de l’article et très ouverte lorsqu’on a discuté. Elle m’a d’ailleurs envoyé un long message pour me remercier, me disant qu’il était important que je fasse exister les personnes dissidentes en Russie.