—  Verhalen  —

Palestine : la fuite pour sauver sa vie (5)

- 20 mei 2022

Omayma Masoud, journaliste avec plus de 20 ans d'expérience, a été contrainte de quitter sa Palestine natale après avoir été menacée par le Hamas. Dans la cinquième partie de son histoire - qu'elle appelle "l'esprit libre dans une cellule" - elle raconte comment elle a été emprisonnée et comment elle a été libérée et est retournée à Istanbul. [Traduction de l'anglais]

 

En prison, les barreaux de ma cellule ont pris mon cœur en étau, l’ont vidé de sa force et ont emprisonné mon âme dans les profondeurs des ténèbres. L’horreur que je voyais me faisait rouler les yeux dans la tête.

Le plafond de ma cellule était haut, les murs et le sol étaient en béton, la porte en barreaux de fer était fermée par de grands verrous. En haut de l’un des murs se trouvait une petite fenêtre recouverte d’un fin fil de fer.

Au fond de la cellule se trouvaient les soi-disant toilettes. Elles étaient extrêmement sales et absolument inadaptées à un usage humain. Il n’y avait même pas d’eau.

Pas de nourriture, pas d’eau, pas de médicaments, pas de cigarettes, pas de matelas, pas de coussins, pas de draps, pas de dignité, pas de clémence, pas d’humanité. Que de la violence, de l’humiliation et des insultes.

J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Entre le sommeil et l’évanouissement, je n’ouvrais les yeux que lorsque la porte s’ouvrait et que d’autres personnes étaient jetées dans la cellule. Chaque fois, je me collais autant que possible au mur. Il n’y avait pas un seul centimètre de libre dans la cellule. Nous étions entassés les uns sur les autres.

Deux jeunes Afghans ont réussi à garder des cigarettes et un briquet sur eux.

Ils ont allumé une cigarette et l’ont partagée avec tous les autres. La cigarette passait d’une main à une autre.

L’odeur de cigarette a trahi les deux Afghans.

Ils ont été brutalement frappés par les officiers de police. Ils ont reçu plusieurs coups au visage et à l’estomac et des coups de pied tout le long du corps alors qu’ils étaient étendus sur le sol sale sur lequel leur sang chaud collait.

Je ne peux même pas trouver les mots justes pour décrire le sentiment que j’ai éprouvé en assistant à ce qui semblait être un meurtre de sang-froid, impuissante face à cette scène sanglante et envahie par la peur et la terreur d’être la prochaine victime.

« Nous étions dans une prison, mais n’étions pas des prisonniers »

Aucun des prisonniers n’avait dormi cette nuit-là.

C’est très difficile pour moi d’employer le terme « prisonnier ». Nous étions dans une prison, mais n’étions pas des prisonniers. Nous n’étions pas des criminels, pour l’amour de Dieu. Je nous décrirais plutôt comme des âmes malchanceuses qui étaient en prison, mais dont le seul crime était la quête d’une vie meilleure pour survivre.

Les Afghans ont quitté à pied leur pays pour l’Europe en grands groupes de vingt ou trente personnes.

Najib, âgé de 26 ans, accompagné de son petit frère de 14 ans, est arrivé dans cette prison.

Il a quitté l’Afghanistan en 2015 et a traversé l’Iran, où il travaillait dans des constructions tous les jours « pour gagner son pain », comme il me l’a dit. Il continuait alors à parler pendant qu’il nettoyait sa blessure et bandait sa jambe avec sa chemise usée :

« J’ai dû quitter l’Iran avec mon frère, car je ne trouvais plus de travail. Nous avons marché jusqu’à Erzurum, une province dans l’Est de la Turquie. De là, nous avons été jusque dans le district de Koca Mustafa Pasha dans la municipalité de Fatih, à Istanbul. Je travaillais dans tous les domaines et plus de 14 heures par jour pour simplement pouvoir payer le loyer d’une petite chambre et acheter un peu de nourriture pour mon frère et moi. Il n’était qu’un enfant à l’époque. Cette année, en 2018, la Turquie a commencé à arrêter les Afghans qui étaient dans l’illégalité et à les déporter à Kaboul. Il était inenvisageable pour nous de retourner en Afghanistan, là où nous avions échappé à la mort. J’ai promis à ma mère, qu’on a laissée derrière nous, de protéger mon frère et de le mettre en sécurité. Je n’ai pas d’argent pour prendre un bateau ou pour passer un accord avec un passeur pour prendre l’avion jusqu’en Europe. Tout ce que j’ai, c’est la force de marcher nuit et jour pour arriver dans un endroit où nous serons en sécurité. J’ai été renvoyé en Turquie trois fois et chaque fois, je faisais face à un nouveau défi et j’étais plus déterminé pour atteindre mon but, à savoir une vie décente et un bon enseignement pour mon frère. Il est très bon en informatique même s’il n’est jamais allé à l’école. Il est capable de créer des sites internet, de programmer des applications sur l’ordinateur et même de pirater tous les sites qu’il veut. Peut-être qu’un jour je me marierai et que je fonderai ma propre famille. »

Son petit frère écoutait et hochait la tête pour confirmer ses paroles. Il tapotait sur son épaule avec tant d’amour, de tristesse et de peur dans les yeux.

Le troisième jour, très tôt dans la matinée, je me suis effondrée en larmes de façon hystérique. Je pleurais et gémissais à cause des douleurs atroces dans le dos, le cou et les jambes. Je voulais juste mes médicaments.

Un officier de police m’a sortie de la cellule. Il m’a laissée prendre un médicament, mais a refusé de me donner de l’eau. Alors, je l’ai juste avalé. Assis sur une chaise en métal rouillé, dans la lumière du soleil, il m’a demandé :

« Pourquoi êtes-vous venue en Grèce ? C’est un pays pauvre qui ne peut pas accueillir de réfugiés. »

« Je ne veux pas rester en Grèce, je ne suis que de passage. J’aimerais aller dans un autre pays en Europe qui respecte les Palestiniens et qui les considère comme des êtres humains. Envoyez-moi s’il vous plaît dans un camp de réfugiés pour que je quitte le pays. »

« Je ne peux pas, je n’ai pas ce pouvoir. C’est mon supérieur qui décide. Je vais lui en parler. »

« Alors, qu’est-ce que je peux faire ? Je ne peux pas rentrer dans mon pays. »

Je me souviens encore de son regard quand il m’a dit :

« Si tu veux atteindre ta destination, tu devras essayer une fois, deux fois, trois fois et même quatre fois jusqu’à y arriver. Mais chaque fois que nous t’attraperons, nous te renverrons en Turquie. C’est notre devoir. »

L’univers me donnait un signe à travers les mots de cet homme. J’ai compris le message même si je ne pouvais pas l’interpréter.

Le destin dessinait mes pas et me conduisait vers une destinée mystérieuse qui me paraissait effrayante, sombre, dangereuse et peu claire. Je ne me rendais pas compte à ce moment-là que Dieu m’envoyait dans les flammes de la tentation afin de me préparer à affronter ce qui m’attendait.

Au coucher du soleil, Delilah et sa tante, deux prisonnières syriennes regardaient à travers les barreaux en fer de la porte quand tout à coup elles ont reculé et lancé : « beaucoup d’officiers de police arrivent ».

Le silence était pesant, personne ne bougeait. Déverrouiller la porte était si inquiétant.

Ils ont prononcé le nom de 39 personnes et les ont laissé sortir dans la cour poussiéreuse et vide à l’avant de la prison.

« J’ai reconnu la rive du fleuve »

Alors que le soleil se couchait, sa lumière formait un dégradé de couleurs entre le rouge vif et le rouge profond. Dans cette scène étrange, mes sentiments et mes pensées se mélangeaient. L’imagination et la réalité aussi. J’avais la vague intuition, si pas la certitude, qu’un grand malheur allait m’arriver. J’étais si faible que je suis tombée par terre. Je n’avais rien près de moi pour m’appuyer. D’autres prisonniers se sont précipités vers moi pour m’aider, mais un officier supérieur de police les a arrêtés d’un signe de la main.

L’officier m’a ordonné de me lever seule, et de monter dans le même véhicule de prisonniers qui nous a amenés ici quelques jours plus tôt.

Je me demandais si mon esprit me jouait des tours. Ma peur et mon sentiment d’incertitude me jetaient dans le cœur d’un ouragan, où je flottais en apesanteur comme si j’avais été lancée dans un espace infini. Mon esprit n’imaginait que de mauvaises scènes, même si la réalité dépassait mon imagination.

Pendant environ deux heures, le véhicule s’est déplacé pour recueillir plus de passagers. Finalement, il s’est arrêté.

Même s’il faisait nuit noire, j’ai reconnu la rive du fleuve où j’ai vu les soi-disant commandos pour la première fois. Ces hommes étaient masqués, massifs, athlétiques, et armés de diverses armes automatiques. Ils tenaient des matraques épaisses qu’ils utilisaient pour diviser les prisonniers en petits groupes. Ils ont poussé un groupe à la fois dans un bateau en bois à moteur qui a traversé le fleuve, puis les ont jetés sur les rives turques, sans chaussures, sans vestes ou manteaux et surtout sans téléphones portables.

En l’espace d’une heure, des centaines de personnes se sont retrouvées entre la vie et la mort, attendant la clémence du ciel. Elles étaient maintenant dans un pire état que lorsqu’elles avaient commencé leur voyage.

Nous avons à peine réussi à nous retrouver dans l’obscurité et notre groupe s’est réuni pour décider de la prochaine étape. À ma grande surprise, ils voulaient tous traverser à nouveau le fleuve en direction de la Grèce la nuit même. J’ai refusé avec force et insistance. Je ne sais pas comment ils en avaient la force à ce moment-là, alors que je tombais sous le coup de la fatigue, de la douleur et du froid.

« Je veux seulement retourner à Istanbul. »

« Comment vas-tu faire ? Nous allons tous dans l’autre sens. Repose-toi un peu et tu pourras continuer avec nous. Nous partirons dans deux heures. Il y a beaucoup de patrouilles de police et de l’armée maintenant. Nous devons attendre. »

« Je veux seulement retourner à Istanbul. »

Beaucoup ont essayé de me persuader de les suivre, mais je répétais toujours la même chose :

« Je veux seulement retourner à Istanbul. »

Le passeur nous a demandé de le suivre. À un moment, il s’est mis à creuser sous un arbre et a sorti de la terre un sac en plastique scellé avec un téléphone portable à l’intérieur. Il a passé quelques appels puis a dit :

« Le grand homme a accepté de te renvoyer à Istanbul, mais nous devons partir d’ici rapidement vers un endroit plus sûr où nous resterons pendant deux ou trois heures. Ensuite, un autre passeur appelé Mohammad te ramènera à Istanbul. »

Finalement, ils m’ont laissée seule au milieu de nulle part. Pendant ce laps de temps qui m’a semblé être une éternité, je crois que, non seulement, mes cheveux sont devenus gris de terreur, mais également que mon âme est devenue celle d’une vieille femme de plus de cent ans. C’était l’ampleur du désastre.

« Que t’arriverait-il si personne ne venait ? »

La peur s’est transformée en un monstre vorace qui a avalé en une seule bouchée mon calme, ma stabilité, ma logique, ma pensée, mes sentiments, ma sécurité et mon existence même. Je me suis enlacée tout en me recroquevillant sur le sol dans un espace ne dépassant pas deux pouces où j’essayais de calmer mes nerfs et de me contrôler. J’étais complètement impuissante.

Mon corps était engourdi. Dans ma tête, j’avais tant de questions improbables auxquelles je cherchais des réponses pour me réconforter, mais en vain. Puis une question terrifiante m’est venue à l’esprit : que t’arriverait-il si personne ne venait ? J’ai entendu mon âme pleurer : comment diable en suis-je arrivée là ?

Cette pensée m’a un peu découragée, mais l’instinct de survie a pris le dessus pour me diriger. Je savais qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre l’arrivée de cet homme ou le lever du jour. Mais, je devais me protéger du froid et de tout animal errant, même des chiens.

Mes yeux fatigués ont balayé les environs. Il y avait de grands arbres avec des branches enchevêtrés. Le sol était rugueux et recouvert d’herbes épineuses, de branches sèches, de pierres de différentes tailles éparpillées, de beaucoup de bouteilles en plastique vides, de sacs en plastique et de sacs déchirés.

J’ai choisi de m’asseoir sous un arbre au tronc très large afin de me mettre à l’abri des courants d’air. J’ai ramassé quelques petites bouteilles vides et je les ai mises contre moi à l’intérieur de mes vêtements pour créer une couche isolante qui me garderait au chaud. J’ai également rassemblé un tas de pierres et de brindilles pour me défendre contre tout mal qui viendrait, qu’il soit de forme humaine ou animale.

Comme un animal qui sent le danger, je pouvais entendre le moindre bruit de feuille qui tombait sur le sol ou de chat qui courait à quelques mètres de là. Je pouvais même entendre les battements de mon propre cœur et ma respiration profonde.

Je me suis plongée dans une longue prière dans laquelle je suppliais Dieu de me donner force, protection et délivrance. Je souris maintenant quand je me rappelle m’être adressée à Dieu avec des mots naïfs et en murmurant : « S’il te plaît, Dieu, accorde-moi un miracle. Fais passer le temps rapidement ou enlève-moi la notion du temps. »

Il semble que mes prières ont été entendues. Je n’ai pas vu le temps passé et je suis maintenant en sécurité dans ma maison à vous écrire mon histoire.

Jusqu’à maintenant, je ne peux pas vous dire combien de temps je suis restée ainsi.

« Omayma ! Omayma ! »

Je me suis levée, car j’entendais quelqu’un m’appeler. J’étais envahie d’un mélange de joie intense et de peur.

Vraiment ? Est-ce mon nom que j’entends ? Il semble que Dieu m’aime, malgré tout.

La faible voix qui appelait mon nom se rapprochait de plus en plus, tout en restant hésitante.

« Oui, c’est moi, Omayma. Je suis là. Je t’attends. »

Dès que j’ai terminé ma phrase, un homme est soudainement apparu devant moi, m’a tendu la main et m’a dit :

« Lève-toi. Nous allons nous diriger vers le bord de la rivière. C’est plus sûr là-bas. »

« As-tu de l’argent sur toi ? »

L’étranger était grand et mince. Il avait les yeux enfoncés, les pommettes saillantes et des cheveux noirs épais. Il portait un jean noir, une chemise noire, ainsi qu’un sac à dos noir. Seul le blanc de ses yeux indiquait sa présence dans l’obscurité.

Je l’ai suivi avec enthousiasme pendant un court moment. Puis, nous sommes arrivés dans un espace recouvert d’herbes épineuses hautes, où on ne voyait même plus ma tête lorsque nous l’avons traversé.

Il m’a demandé de m’asseoir et d’attendre le bon moment pour commencer à nous diriger vers Istanbul. Ensuite, il m’a demandé :

« As-tu de l’argent sur toi ? »

J’ai paniqué à l’idée qu’il puisse me tuer pour de l’argent.

« Non, je n’ai pas d’argent du tout. Pourquoi demandes-tu ça ? »

« Nous aurons besoin d’argent pour un taxi qui nous emmènera d’Edirne à Istanbul. »

Il m’a donné une bouteille d’eau et s’est éloigné en disant qu’il n’était pas loin et surveillait les routes.

Cette fois, l’attente n’était plus si effrayante que la première fois. Fatiguée d’être à genoux, j’ai décidé de lui demander quand nous allions partir.

Je me suis approchée du bord de la rivière en jetant un coup d’œil pour voir où il était.

Je l’ai trouvé. Il était assis dans le bateau en caoutchouc et sniffait quelque chose dans un papier aluminium. Puis, il a allumé un briquet et a passé la flamme sous la feuille d’aluminium.

Il a levé la tête pour regarder autour de lui et s’est remis à sniffer le papier. Il prenait de la cocaïne.

Il a senti ma présence entre les herbes et m’a dit :

« Quelque chose ne va pas ? Tu veux quelque chose ? »

J’ai essayé de toutes mes forces de cacher ma peur et j’ai dit :

« Quand allons nous partir ? Je suis épuisée. »

« Dans dix minutes, retourne t’asseoir. »

Oh, mon Dieu, est-ce une blague ou une autre épreuve éprouvante ? Ce toxicomane va-t-il me conduire à la sécurité ou à ma perte ? Et s’il se drogue tellement qu’il essaie de me harceler ou même de me violer ? Impuissante, je me sentais extrêmement en colère, très fragile et effrayée à la fois. L’oppression s’était emparée de moi.

Lorsqu’il est revenu, il m’a regardée dans les yeux et m’a demandé :

« As-tu peur ? »

Quelle question ? Comment oses-tu me poser une telle question ? Je suis terrifiée, mais je réponds :

« Non, pas du tout. Je suis juste fatiguée et je veux rentrer à Istanbul rapidement, s’il te plaît. »

« Es-tu syrienne ? »

« Non, je suis palestinienne. »

« C’est la première fois que j’ai affaire à une vraie Palestinienne. Es-tu musulmane ? Pour surmonter ta peur, récite le verset Al Korsi du Coran en entier en boucle. Tu le connais ? Moi, Je suis irakien, kurde et chrétien, mais je connais très bien le Coran. Je parle l’arabe, mais pas couramment. »

« On y va ? »

« Écoute les instructions. Le grand homme m’a dit de prendre soin de toi à cause de tes problèmes de santé. Je t’ai apporté de la nourriture, un spray antimoustique et des antidouleurs. Voilà. »

J’ai pris tout ce qu’il m’a donné et j’ai vérifié le médicament. C’était de l’ibuprofène. Dieu merci. J’ai mangé et pris deux comprimés. J’ai pulvérisé mon visage, mes mains et chaque centimètre découvert de mon corps d’antimoustique et j’ai commencé à marcher.

Il m’a dit que nous allions marcher de quatre à six heures, selon les rondes des patrouilles de police. Je devais le suivre tranquillement et si j’avais besoin de quelque chose, je devais lui taper sur l’épaule pour qu’on s’arrête. Je devais lui montrer par des signes lorsque je voulais reprendre mon souffle, boire de l’eau ou me reposer. Et c’est ainsi que cela s’est déroulé.

La partie la plus difficile du voyage a été celle où nous devions escalader et puis marcher sur un chemin de graviers raide. Il était recouvert de boue glissante et se trouvait entre deux ruisseaux profonds et étroits qui devaient irriguer les champs alentour.

À quelques pas près, je tombais. Il m’a attrapé le bras et a marché aussi lentement qu’il le pouvait pour me permettre de passer.

Cet homme pouvait parcourir ces routes les yeux fermés. Il connaissait non seulement chaque centimètre carré de la région, mais il savait aussi ce qui était planté dans les champs et à quel point les légumes étaient mûrs cette nuit-là. Sans parler des patrouilles de la police ou de l’armée et de leurs horaires.

« Le pire massacre »

Cet étranger, je ne lui faisais pas confiance. Pour moi, il venait de nulle part pour m’emmener dans l’inconnu. Mais cet étranger m’a donné une grande leçon de vie. J’ai appris à ne pas juger les gens sur un seul acte, surtout sur un mauvais. Les êtres humains sont remplis de paradoxes et de contradictions. L’être humain est bien plus que son comportement.

Mohamed :

« C’était le pire massacre de chrétiens en Irak jamais commis. Le 31 octobre 2010, des hommes armés de l’État islamique d’Irak, affilié à Al-Qaïda en Irak, ont pris d’assaut la cathédrale Notre-Dame-de-l’Intercession de Bagdad pendant une messe du dimanche après-midi. Ils se sont fait exploser et ont tué 58 personnes, dont des fidèles et des prêtres. Je n’avais que vingt ans à l’époque. J’étais sur place avec mes parents et je les ai perdus. J’ai également perdu la moitié de mon sang, mais j’ai survécu. La communauté chrétienne dynamique de la ville disparaissait rapidement, fuyant le pays. J’étais l’un de ces survivants de ce massacre et l’un de ces fugitifs de la ville. En 2011, j’ai traversé les frontières de la Turquie légalement et facilement. J’ai dépensé mes derniers dollars et mes dernières livres turques dans les boîtes de nuit d’Istanbul. J’ai dormi dans les rues et mangé dans les ordures avec les chats et les chiens. Al Khal, le grand homme irakien, m’a trouvé et m’a appris tout ce que je sais sur le trafic d’êtres humains. Marcher jour et nuit, diriger des groupes de réfugiés est extrêmement stressant, sans compter la peur de se faire prendre. Je risque 25 ans de prison. Très vite, j’ai trouvé la solution magique pour supporter tout cela. Je consomme de la cocaïne. »

La vérité a plusieurs facettes : belle et noble, laide et cruelle, innocente et criminelle. Cet homme m’a montré sa vérité sous tous les aspects. Il a fait tomber son masque.

Lorsque la victime sympathise avec son ravisseur, la perplexité et la peur se mêlent à la pitié et la sympathie se mêle à la répulsion. J’ai compris ce que j’ai entendu, mais je ne pouvais ni l’accepter ni le rejeter. J’ai simplement écouté silencieusement et sans faire de commentaires jusqu’à ce que les mots s’estompent dans le silence de l’obscurité.

À l’horizon, je pouvais voir les éclairages faibles de la rue principale. Nous nous approchions d’Edirne. Plus les éclairages étaient intenses et clairs, plus nous nous rapprochions de la ville. Il a dévié vers la droite, s’est précipité dans les buissons sur le côté de la route et m’a fait signe de marcher la tête basse.

Nous nous sommes assis. Il m’a murmuré que lorsqu’il me ferait signe, je devrais courir aussi vite que possible après lui, puis grimper sur le haut rebord rocheux de l’autoroute. Là, un taxi nous attendrait, mais pas plus de quelques minutes. Je devrais ouvrir la porte du taxi et sauter immédiatement sur le siège arrière, sinon le chauffeur me laisserait derrière.

« La vie ou la mort »

Je me suis jetée sur le siège arrière du taxi et me suis endormie immédiatement.

Je me suis réveillée à cause de la voix de l’homme kurde, Muhammad, qui me disait que nous étions arrivés à Istanbul et me demandait l’adresse de l’hôtel où je séjournais.

J’avais complètement oublié l’adresse. Le nom de l’hôtel et le nom de la rue avaient été complètement effacés de mon esprit. Tout ce dont je me souvenais, c’est le nom du quartier, Aksaray.

Le chauffeur a fait le tour des rues d’Aksaray en espérant que je me souvienne ou reconnaisse la rue de l’hôtel, mais en vain. Finalement, je lui ai demandé de me déposer devant la principale station de métro d’Aksaray, car de là, je pouvais marcher jusqu’à l’hôtel, qui se trouvait à deux minutes de la station.

Le soleil commençait à se lever, quelques voitures et quelques passants donnaient un peu de vie à ce quartier vide. On y voyait seulement des chiens et des chats, et les nombreuses portes fermées des maisons et des magasins. L’horloge du hall de l’hôtel indiquait cinq heures du matin lorsque j’ai demandé au réceptionniste un peu de nourriture. Il m’a seulement offert du thé et m’a dit que le petit-déjeuner serait servi à sept heures et que je devais donc attendre deux heures. Je suis montée dans ma chambre, j’ai pris un long bain très chaud et j’ai sauté sur mon lit. J’ai ressenti de la chaleur, du confort et une grande gratitude d’être encore en vie.

Mes paupières lourdes me faisaient osciller entre l’éveil et la somnolence, une zone remplie de sentiments différents et où mon subconscient essayait de s’immiscer pour avoir le dernier mot.

Ce qui m’est arrivé jusqu’à présent n’a pas été simple ou ordinaire. La moitié de cette expérience aurait suffi à me dissuader d’atteindre mon objectif, à un autre moment et dans un autre contexte. Mais une force, une détermination et une résilience si grandes sont nées en moi que mon objectif est devenu ma principale préoccupation, même si cela devait me coûter la vie. Si je rentrais, je mourrais. C’était donc la vie ou la mort.

Un policier grec a prophétisé qu’il me faudrait quatre tentatives avant d’atteindre mon but. Il a eu raison.

Voir aussi :https://medialatitudes.be/palestine-fleeing-home-to-save-her-life-4/