Babbelonië : des rencontres qui rapprochent, malgré le Vlaams Belang

À Ninove, le projet Babbelonië réunit chaque semaine des participants de tous horizons autour du néerlandais. Le but de cette rencontre : favoriser l'intégration des étrangers dans leur nouvelle communauté. Mais l’initiative est menacée depuis que le Vlaams Belang, vainqueur des élections communales du 13 octobre dernier, a coupé ses subsides. Immersion au sein du groupe, entre chaleur humaine et craintes pour l’avenir.
Brouhaha dans la salle de réunion de la Maison Sociale de Ninove. Les tables bougent, les chaises volent. Le groep de Babbelonië, des ateliers pour permettre aux étrangers de s’intégrer par la langue, se scindent en groupes plus petits. Nous nous mêlons à l’un d’eux. Un tas de cartons gît au milieu de la table. Ils contiennent des petites questions simples, un prétexte pour lancer la conversation. Le thème de la semaine ? Le sommeil : Heb je goed geslapen? Hoe slaapt een goudvis? Wat is een goed bed?
Des participants de tous horizons
Autour de nous s’assoient cinq personnes pour en discuter. Les profils sont variés : vieux, jeunes ; néerlandophones, allophones ; Ninovois pure souche, nouveaux venus. Enza, la soixantaine, participe à l’atelier pour la première fois. “En fait, c’est la deuxième fois que je viens, j’étais déjà venue en observation l’année dernière”, rectifie-t-elle, dans un français chantant. Immigrée sicilienne, Enza est arrivée en Belgique il y a près de vingt ans. D’abord Bruxelloise, la voilà désormais Ninovieter. Avec toutes les implications que cela comporte d’un point de vue linguistique. “Je suis actuellement des cours de néerlandais”, nous explique la femme, célibataire, sans réel point d’attache. Elle développe : “C’est nécessaire car, aux guichets de l’administration communale, ils ne servent qu’en néerlandais. Mais j’ai surtout envie de m’intégrer. C’est pour cela que je participe à Babbelonië. Apprendre une langue en classe, c’est bien, mais rien de tel que de s’immerger en conditions réelles.”

En face d’elle, Camille (ndlr : nom d’emprunt) est, elle, une habituée des tables de conversation. Habitant Ninove depuis quinze ans, elle fréquente l’atelier “depuis quelques années.” Outre l’apprentissage du néerlandais, elle y trouve un cocon, un espace de socialisation : “Quand je suis arrivée à Ninove, je ne connaissais personne. Venir ici m’a aidé à rencontrer des amis car les personnes présentes sont généralement les mêmes. Petit à petit, des liens forts se tissent entre nous.” Des membres se côtoient d’ailleurs en dehors des deux heures hebdomadaires. Pour parler néerlandais. Mais surtout pour trouver des points de repère quand ils arrivent dans la ville qu’ils connaissent à peine.
« Lucien accompagne un participant afghan, Mohamed. Il lui a appris à conduire et à passer son permis. Ensemble, ils ont cherché après une voiture d’occasion. Comme une relation père-fils »
Au sein du groupe, les discussions vont de bon train. L’ambiance est détendue et propice à l’intimité. Enza, Camille et les autres néophytes de la langue de Vondel font de leur mieux. Nous aussi. Le néerlandais est souvent hésitant, mais toujours présent. Quand elles butent sur un mot ou l’autre, Annie et Lucien viennent à leur rescousse. Tous deux sont nés et ont grandi dans la région. Tous deux sont à la retraite et ont envie de mettre à profit leur temps libre pour une cause utile. Annie vit seule : son mari est décédé, ses petits-enfants sont déjà grands. Elle assiste aux rencontres Babbelonië depuis six ans. “J’en apprends beaucoup sur les autres et leur culture. C’est très enrichissant pour moi aussi”, assure-t-elle.
Lucien est lui un participant de la première heure. “Il est présent depuis la première année du projet, il y a treize ans maintenant”, se souvient l’animatrice. Blagueur, il n’hésite pas à se moquer (gentiment) de nous, comme des autres participants. Assuré, il distribue les tours de parole, mène la conversation, raconte une anecdote personnelle pour la relancer… “C’est un peu le clown de la bande. Il faut savoir lui imposer des limites”, sourit Elke Nopens, la responsable de l’organisation ninovoise. “Il est très disponible pour les autres. Par exemple, il accompagne un participant afghan, Mohamed. Il lui a appris à conduire et à passer son permis. Ensemble, ils ont cherché une voiture d’occasion. Comme une relation père-fils”, ajoute Marijke Verleyden, coordinatrice d’Avansa Flandre Centrale, l’asbl à l’initiative de Babbelonië.
Pas de participation obligatoire aux séances du vendredi chez Babbelonië : les participants peuvent venir quand leur agenda leur permet. © Louise Pinchart
Le Vlaams Belang coupe les subsides
Cette démarche de partage et d’entraide n’est toutefois pas au goût de tous. Aux élections communales d’octobre dernier, Forza Ninove, la section locale du Vlaams Belang, a remporté une majorité absolue. La première décision du Collège installé en décembre est alors de supprimer les subsides communaux accordés à l’association. Sans concertation. “On l’a appris via la presse”, se remémore Elke Nopens. “C’était une bien mauvaise surprise.” Sans cette rentrée d’argent, l’avenir de Babbelonië s’écrit au conditionnel. “L’organisation-coupole, Avansa, reçoit des subsides de la Communauté flamande pour promouvoir une société solidaire, démocratique et inclusive. Mais les initiatives Babbelonië reçoivent des fonds de la part des communes dans lesquelles elles sont implantées. Ces fonds servent à couvrir des frais liés à l’encadrement et la préparation des activités par des professionnels”, détaille Marijke Verleyden.
Avec sa décision, l’équipe de Guy D’Haeseleer (Vlaams Belang) compromet le futur de l’association. Et ce, alors que le bourgmestre a promis en campagne de restreindre l’accès aux aides sociales aux seules personnes maîtrisant le néerlandais. Ilse Malfroot (Vlaams Belang), échevine de l’Intégration à Ninove, justifie sa décision par un coût trop élevé au regard de la fréquentation. “Nous avons mené une évaluation. Il en ressort que seule une douzaine de personnes participent régulièrement aux ateliers”, déclare-t-elle. « Or, le besoin d’apprentissage du néerlandais à Ninove ne se limite pas à douze personnes. C’est pourquoi nous travaillons à mettre en place des alternatives« , poursuit-elle encore. Au lieu de financer Babbelonië, Forza Ninove compte investir dans les cours de langue ou l’intégration par le sport et dans des lieux de la vie quotidienne. « Certains magasins afficheront des stickers Hier kan men Nederlands oefenen (Ndlr : Ici, on peut exercer son néerlandais) », précise l’échevine. Ilse Malfroot refuse toutefois fermement de communiquer toute date d’entrée en vigueur de ces mesures : « nous disposons de six ans pour appliquer notre politique. »
Malgré la mobilisation, l’avenir reste flou
Les arguments peinent à convaincre. “On nous accordait 11.000€. Une bouchée de pain dans un budget communal !”, peste Elke Copens. “Et c’est illusoire de croire qu’on peut apprendre le néerlandais sur des applications ou en achetant son pain à la boulangerie.” Lors d’une rencontre avec l’échevine Malfroot, les participants de Babbelonië aussi ont pu lui réaffirmer l’importance que ces rendez-vous revêtent pour eux. “Au début, ce sont surtout les néerlandophones qui se plaignaient”, se rappelle l’animatrice locale, “mais ensuite, les autres participants se sont aussi levés pour dire tout le mal qu’ils pensaient de cette décision. Ils lui ont raconté leurs histoires. C’était vraiment courageux de leur part.” Camille confirme : “Je ne veux pas que cela s’arrête, car ce serait une perte pour de nombreuses personnes ici. Je suis contente que l’on se soit mobilisé.”
“Quand on voit la société actuelle, qui réclame que les nouveaux venus s’intègrent, on pense que Babbelonië y a tout à fait sa place”
La mobilisation dépasse néanmoins largement le cadre de l’association. La suppression des subsides crée un séisme à travers toute la Flandre. “Tous les jours, on recevait des demandes par e-mail : des inconnus nous demandaient comment il était possible de soutenir. Alors, on a lancé un crowdfunding. Et là surprise : en à peine quatorze jours, on a récolté un montant équivalent à notre subside”, se félicite Marijke Verleyden. La survie de Babbelonië Ninove est donc assurée… pour l’instant. Dans un an, le spectre de la fermeture reviendra sur la table si aucun financement alternatif n’est trouvé. “Plusieurs pistes sont sur la table, mais aucune solution structurelle n’a encore été trouvée”, déclare la coordinatrice. “Au moins, ils ne nous ont pas enlevé la Maison Sociale”, ajoute-t-elle avec ironie.
Cette décision marque-t-elle le début d’une nouvelle tendance en Flandre si la percée de l’extrême-droite se confirme à plus long terme ? Pas nécessairement : à Iseghem, l’échevin nationaliste a au contraire annoncé le renforcement de l’initiative locale Babbelkamp. Le contexte est différent, clament les sources officielles. Tout juste arrivé au pouvoir, le Vlaams Belang semble pourtant démontrer des premiers signes d’incohérence.
Enza, Camille, Annie, Lucien et les vingt à trente membres participants hebdomadaires à l’atelier sont eux unanimes : ils continueront à se battre pour préserver leurs réunions du vendredi matin. “Quand on voit la société actuelle, qui attend des nouveaux venus qu’ils s’intègrent, on pense que Babbelonië y a tout à fait sa place”, affirment-ils, convaincus que la langue doit être un facteur de cohésion, et non de division.
Note : cet article a été rédigé par des étudiant.es en MA2 de l’ULB sous la coordination d’Alexandre Niyungeko et Lailuma Sadid.