—  Exil  —

Belgique : un demi-siècle d’exil pour un couple de journalistes turcs

et - 8 avril 2022

Les journalistes Dogan Özgüden et Inci Tugsavul ont passé leur vie à lutter pour une Turquie démocratique. Même après 50 ans d’exil, l’engagement et la passion de ce couple restent toujours aussi vifs. Un journaliste en exil et un étudiant en journalisme (ULB) sont allés à leur rencontre lors d'une soirée organisée en leur hommage.

Le lieu est improbable, assez lunaire. Après avoir pris le train, il faut 20 minutes de marche pour y accéder. Une zone industrielle est par définition sans charme et étrange, et celle de Zaventem n’y échappe pas. C’est pourtant ici, un samedi en fin d’après-midi, au milieu des bâtiments vides, que se prépare un événement bien particulier. Un établissement semble en effet animé, les seules voitures croisées viennent se garer aux alentours. Il s’agit des locaux de l’Association des arméniens démocrates en Belgique. Quelques personnes sont présentes et patientent calmement, on sert des cafés en attendant. Sur une table quelques livres sont étalés. Différents ouvrages sont présentés. Les titres sont les suivants : « Le journaliste apatride I », « Le journaliste apatride II », « Ecrits d’exil » et « Les ateliers du soleil ».
L’auteur de ces textes s’appelle Dogan Özguden, une figure du journalisme turc. Les Ateliers du soleil est le nom d’un centre bruxellois qui lutte contre le racisme et la xénophobie et défend les droits des citoyens d’origine étrangère en promouvant la diversité. L’association est liée au site d’information Info Turk qui « informe l’opinion publique de la situation des droits de l’Homme en Turquie ». Les deux ont été créés par Dogan Özguden et Inci Tugsavul, également journaliste. Le couple vit, travaille et lutte ensemble depuis plus d’un demi-siècle. Tous deux sont exilés depuis 50 ans et vivent à Bruxelles depuis 1974.

Une épopée journalistique dans la Turquie des années 60

C’est à l’occasion des 50 ans de leur exil que cette rencontre est organisée. Malgré le prestige de leur réputation, l’entrée de Dogan Özguden et d’Inci Tugsavul est sobre et discrète, à leur réelle image. Ce sont aujourd’hui deux personnes âgées (86 ans pour Dogan, 82 ans pour Inci) qui se fraient timidement un chemin à travers l’assistance, serrant des mains et souriant derrière leur masque. Presque tous ici se connaissent, de nombreux intellectuels, écrivains et journalistes de la communauté turque en Belgique et aussi d’autres origines, sont venus leur rendre hommage.
L’histoire de Dogan Özguden est singulière. Fils d’un cheminot, né en 1936 juste avant la guerre, il est issu d’un milieu populaire et a grandi dans plusieurs villages d’Anatolie. Il commence sa carrière de journaliste en 1952 dans la ville d’Izmir, dans l’Ouest de la Turquie au bord de la mer Egée. En parallèle, il s’engage politiquement à gauche, militant notamment dans le Parti ouvrier de Turquie (TIP) à partir de 1962. L’apogée de sa carrière en Turquie est sans nul doute la deuxième partie des années 60, lorsqu’il devient en 1964 à seulement 28 ans le rédacteur en chef d’Aksam, le plus grand quotidien de gauche du pays, qui est aussi l’un de ses plus vieux journaux. Pourtant d’origine très modeste, Özguden est ainsi devenu une personnalité connue et prestigieuse de la société turque de l’époque. Dès la fin des années 50, il a connu et côtoyé de nombreuses personnalités publiques et dirigeants. On peut d’ailleurs voir sur le site d’InfoTürk une série de photos où il apparait (parfois en smoking) en compagnie de généraux, de diplomates (l’ambassadeur américain notamment), de nombreux politiques dont même des futurs premiers ministres et présidents. C’est à l’époque d’Aksam qu’il rencontre Inci Tugsavul.

Née en 1940 à Ankara, elle débute sa carrière de journaliste en 1961 et arrive à Aksam en 1963, un an avant Dogan. Depuis, ils n’ont cessé de travailler et lutter ensemble.
Özguden est démis de ses fonctions de rédacteur en chef d’Aksam en 1966. Lui et Inci fondent alors en 1967 un nouvel hebdomadaire, lui aussi de gauche, nommé Ant (qui signifie « Le serment ») et le dirigent ensemble. Cette revue, qui éditait également des livres, se disait fièrement socialiste et a connu un fort succès pendant presque 5 ans. Elle prenait des positions fermes : antimilitariste et pour la défense des classes ouvrières et de tous les peuples vivant en Turquie. C’est notamment pour ces raisons que l’aventure Ant cessa brutalement en 1971, lorsque la revue fut bannie à la suite d’un coup d’Etat de la junte militaire. Recherchés par les militaires, menacés de prison par d’innombrables procès d’opinion, Dogan Özguden et Inci Tugsavul sont alors contraints à l’exil. Ils quittent la Turquie peu après le coup d’Etat du 12 mars 1971.
Commence alors un long exil dont ils n’avaient alors aucune idée de la durée.

Une vie d’exil

Avant le début de la rencontre publique, nous échangeons avec Özguden sur cet exil forcé et soudain, contraint par « les menaces de mort de la part des militaires ». « Nous défendions les principes de la démocratie, des droits humains, du droit de la presse. C’est la raison de notre exil, car nous nous sommes dressés pour ces valeurs-là » rappelle-t-il. Au moment de quitter le pays, Dogan et Inci pensaient évidemment que ce serait temporaire : « Nous sommes partis en exil dans l’espoir de retourner en Turquie après le rétablissement de la démocratie » raconte Dogan.

Sans statuts, ils passent les deux premières années de leur exil en clandestinité, avec de faux passeports. Ils déambulent à travers l’Europe, d’abord à Berlin Ouest, puis à Paris. Heureusement, ils ont bénéficié du soutien de nombreux lecteurs à travers le continent et des relations qu’ils avaient tissées avec la renommée de Ant. « Dès nos premiers jours en Europe, nous avons commencé à organiser la résistance démocratique ».
Trois ans après avoir quitté la Turquie, le couple décide en 1974 de venir vivre à Bruxelles « car c’était la capitale de l’Europe, de l’Otan, de tout ». À peine installés dans la capitale belge, Dogan et Inci fondent directement InfoTürk et les Ateliers du soleil, pour poursuivre leur engagement journalistique et militant.

En 1978, ils décident après 7 ans d’exil de retourner en Turquie, la situation s’est améliorée et le pays jouit alors d’une « relative démocratie ». Tous les préparatifs ont été arrangés, mais le jour du départ, Özguden reçoit un message de son avocat l’informant qu’un nouveau procès s’ouvre contre elle. La situation demeurant dangereuse, le retour au pays est reporté. Seulement, en 1981, dix ans après le premier, la junte militaire commet un nouveau coup d’Etat. L’année suivante, en 1982, Dagan Özguden est déchu de sa citoyenneté turque et devient apatride. À partir de ce moment-là, la perspective d’un retour s’éloigne.
Lorsqu’on lui pose la question du retour en Turquie aujourd’hui, sa réponse est nuancée : « La question n’est pas de retourner seul ou de résoudre ma situation personnelle. C’est la situation de tous les militants, journalistes et politiques qui doit changer. Nous voulons rentrer en Turquie tous ensemble ».
Désormais de citoyenneté belge et réfugié politique depuis plusieurs décennies, il est heureux d’être Belge et se dit fier de ne pas être « un simple réfugié », mais d’être actif dans son nouveau pays, via les Ateliers du soleil notamment. « Je suis un citoyen combattant de Belgique » dit-il en rigolant.
Malgré son âge, Dogan Özguden parle d’un ton ferme et décidé. Lorsqu’il raconte son histoire, ses yeux brillent et on peut y lire toute sa détermination forgée par une vie d’engagements. Il arbore toujours fièrement son iconique moustache, qu’il porte depuis l’époque d’Ant.
Nous finissons par lui demander si lui et Inci ont eu des enfants. « Non, nous n’avons pas d’enfants, répond-t-il d’un air songeur. Nous n’avons pas pensé à en avoir car nous menions une vie très active et risquée ». Néanmoins, le couple a transmis son vécu aux plus jeunes via les Ateliers du soleil : « Nous avons eu des centaines d’enfants de diverses nationalités grâce aux Ateliers que nous avons créés en exil ».

« Construire avec toutes les communautés »

Une fois la foule assise et installée, le documentaire « Apatrides Patriotes : vie et luttes de Özgüden et Tugsavul » est projeté. Il a été réalisé 7 ans auparavant par le journaliste turc Nazim Alpman. Le documentaire retrace les parcours journalistiques et le vécu du couple. Notamment l’ascension fulgurante d’Özguden dans le milieu journalistique turque et sa propulsion à la tête d’Aksam. Il aborde ensuite l’aventure Ant, puis finalement leur exil forcé.
S’ensuit une petite conférence animée par Bogoz Yalim, un médecin d’origine arménienne, qui présente Özguden et Tugsavul comme « deux personnalités qui sont un peu à part, malheureusement il n’y en a pas beaucoup d’autres ». « Par leur parcours, ils représentent la lutte pour la démocratie et la défense des opprimés en Turquie et ailleurs » détaille-t-il. Puis Dogan Özguden s’est exprimé notamment sur le négationnisme de l’Etat turc autour du génocide arménien de 1915. Cet événement historique n’est généralement pas mentionné en Turquie, même dans le milieu de la gauche militante dans lequel il évoluait. Il considère que sa prise de conscience n’a pu se faire que grâce à son exil : « C’est la pierre angulaire de mon ouverture d’esprit sur le sujet ». C’est notamment en développant sa relation avec la communauté arménienne de Bruxelles qu’il s’est mis à accepter cette réalité-là. Depuis lors, et via InfoTürk, il milite pour qu’un travail de mémoire sur le génocide arménien soit pris en compte. Il a également toujours pris fait et cause pour la défense et la reconnaissance de tous les peuples et communautés qui vivent en Turquie, notamment les Kurdes. Des prises de position qui ont détérioré un peu plus ses relations avec les autorités turques : « Ils nous ont présentés comme des traitres pour avoir soutenu le processus de reconnaissance et défendu toutes les communautés. »
À la fin de la soirée, Inci Tugsavul prend brièvement la parole pour dire son espoir, toujours présent, de pouvoir retourner en Turquie un jour.
Et Dogan Özguden de conclure : « Le retour ne pourra se faire que tous ensemble. Et une Turquie démocratique ne pourra se construire qu’avec toutes les communautés, en les intégrant, en les respectant. C’est indispensable. Nous pourrons alors espérer un réel changement. »
Après 50 ans d’exil, l’espoir est toujours vivace.