—  Récits  —

Dans les geôles du régime syrien : la chambre de la mort lente (5 et fin)

- 8 novembre 2022

Journaliste syrien, réalisateur de documentaires, chercheur et consultant pour les questions de terrorisme, Ebrahim Mahfoud, 45 ans, a connu en 1997-98 les prisons de Bachar el-Assad où il fut torturé. En Belgique depuis mai 2021, membre d’En-GAJE, il témoigne de l’horreur vécue là où aucun son n'est plus fort que les cris des prisonniers le jour et leurs gémissements la nuit. Voici son cinquième et dernier récit.

En ce jour froid et pluvieux à la prison militaire de Palmyre, alors que j’attendais ma ration de nourriture dans la cour, les gardiens nous ont ordonné de baisser les yeux vers le sol pour ne pas voir passer les prisonniers les plus dangereux qui allaient à la douche. Ceux-là avaient une cellule avec une sécurité renforcée, et personne n’était autorisé à les voir ou à se mêler à eux sans l’autorisation personnelle du directeur de la prison. Mais j’ai regardé les visages de ces prisonniers. Je cherchais un visage familier car quelqu’un que je connaissais auparavant était parmi eux. C’était un homme de mon village, que j’avais rencontré à la prison militaire de Homs lorsque j’étais en chemin vers la prison de Palmyre. Ce prisonnier avait dix ans de plus que moi et avait passé les dix dernières années dans diverses prisons syriennes.

Première rencontre avec Abu Sharif

Dans la prison militaire de Homs (Al-Baloona), j’avais rencontré Abu Sharif pour la première fois par hasard. Quand il a su que j’étais le frère cadet de son ami, il a passé environ une heure avec moi dans une cellule crasseuse. Il m’a aidé à dormir cette nuit-là sur le dos, ce qui était un miracle pour les nouveaux détenus comme moi. Je n’ai pas compris à l’époque pourquoi Abu Sharif avait cette autorité à l’intérieur de la prison, alors qu’il était détenu. Il m’a dit que nous nous reverrions à la prison de Palmyre à son retour du tribunal militaire de Damas et qu’il m’expliquerait tout. J’ai appris plus tard, par un autre prisonnier, qu’Abu Sharif était considéré comme l’un des prisonniers les plus dangereux parce qu’il avait commis plusieurs actes graves lors d’un premier séjour à la prison de Palmyre. Il avait pris en otage un gardien, avec la complicité d’autres détenus, pour faire changer le régime carcéral injuste de l’époque. Bien qu’Abu Sharif ait reçu plusieurs coups de feu d’une arme militaire au cours de cet incident, il est resté en vie, tandis que tous ceux qui avaient participé à l’enlèvement du geôlier ont été tués. La raison pour laquelle il avait eu la vie sauve restait mystérieuse.

Rencontre renouvelée à Palmyre

A Palmyre, nos regards se sont croisés dans la troisième cour. Abu Sharif s’est dirigé vers moi, mais l’un des gardes l’a empêché de s’approcher de moi, tandis que l’autre garde m’a traîné dans la cour de la police où je serai puni pour avoir enfreint le règlement de la prison qui interdit d’approcher ou de parler avec des prisonniers dangereux. Pendant que le geôlier me traînait, j’ai crié à tue-tête « 12 », pour répondre à la question d’Abu Sharif sur le numéro de ma cellule.
Deux jours seulement se sont écoulés avant qu’Abu Sharif me rende visite dans ma cellule. Mes pieds étaient fissurés et enflés, en plus d’un gros gonflement autour de mon œil gauche à la suite des coups des gardiens. Ce jour-là, Abu Sharif m’a tout raconté. Il m’a parlé de l’enlèvement du geôlier et de ses trois blessures par balle. Et pourquoi il avait été soigné sur ordre du ministère de la Défense qui voulait obtenir des informations sur d’autres opérations prévues par les prisonniers. Il m’a expliqué comment l’administration pénitentiaire avait pris la décision illégale de le tuer d’une mort lente dans « la cellule de la mort » ( Al monfareda), qui est l’histoire la plus terrible que j’aie entendue à l’intérieur de la prison.

L’invention d’un officier nazi

Al monfareda est une cellule d’un mètre cube, avec une porte en fer à deux ouvertures. La première, située à mi-hauteur de la porte, d’une superficie de 25 centimètres carrés, s’ouvre une fois par jour pendant 20 minutes, pour la respiration. L’autre ouverture, dans le bas de la porte, mesure 15 cm2. Elle s’ouvre deux fois par jour pour le passage des aliments. Dans un coin du plancher de Al monfareda, une petite ouverture sans aucun ajout sert de toilette. Les murs et la porte sont recouverts d’un tissu épais pour empêcher l’invité de se suicider en se cognant la tête. Il n’y a pas non plus de fils électriques ou d’ampoules. Il n’y a pas non plus de fenêtre. La durée du séjour dans cette cellule n’excède généralement pas un mois, un temps suffisant pour que le détenu perde la tête ou contracte une maladie mortelle comme le cancer, la tuberculose, la peste, le paludisme et autres.
On dit que la personne qui a inventé cette méthode de mort lente était le nazi Alois Brunner, le bras droit d’Adolf Eichmann, un officier nazi notoire et l’un des organisateurs de l’Holocauste. Brunner a obtenu l’asile en Syrie en 1961. Après le coup d’État de septembre qui a dissout la République arabe unie (Syrie et Égypte), il y est resté jusqu’à sa mort en 2010.

 Survivre grâce à un rat

« La première fois que Marmar m’a rendu visite, c’était un jour après être entré dans la chambre de la mort, m’a raconté Abu Sharif. J’étais dans un état psychologique dangereux, je cherchais un moyen rapide de me suicider, après l’échec de ma première tentative où je me cognais la tête contre le mur. Marmar, le rat, est entré par le trou des toilettes à la recherche de quelque chose à manger. Il y avait deux miches de pain sur le sol de la cellule. C’était un trésor pour mon ami Marmar. Il a cassé une partie du pain et s’est enfui par où il était venu, pour revenir quelques heures plus tard prendre le reste du pain, cette fois en restant plusieurs minutes à errer autour de mes pieds. La situation s’est répété plus d’une fois, et chaque fois Marmar est resté plus longtemps, jusqu’à ce que je m’y habitue et que j’aime sa présence. J’ai commencé à lui parler et à le toucher comme un animal de compagnie. Je lui ai offert ma nourriture parce que j’avais pris la décision de mourir en faisant une grève de la faim. Je pensais que le rat m’aiderait en emportant la nourriture car je devais prouver au gardien que je mangeais, sous peine d’y être forcé. Après quelques jours, la maladie a commencé à s’infiltrer dans mon corps. La toux était la pire à ce moment-là. J’ai remarqué que Marmar ne prenait plus la même quantité de pain, ce qui mettait mon plan en danger si du pain restait au sol. J’aie essayé d’en jeter dans le trou des toilettes mais le gardien a découvert l’astuce et il m’a forcé à manger. J’ai commencé à cacher du pain dans mon pantalon pour le présenter à mon ami Marmar, qui a fait de Al monfareda sa résidence permanente. Il prenait du poids, contrairement à moi maintenant. Je ne connaissais pas la raison de cette prise de poids et la surprise a été totale quand Marmar a mis son fils dans le coin de la cellule. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que l’animal était une femelle. J’éprouvais des sentiments contradictoires, mais ce qui a dominé, c’était l’amour.
J’aimais beaucoup le petit et je l’appelais Kifah parce que c’est un nom qui peut être donné aussi bien aux mâles qu’aux femelles.
Marmar et Kifah étaient ma petite famille dans ce cachot. Ils m’ont donné l’espoir de survivre et la confiance en moi, à croire que je peux encore donner de l’amour, celui que je dois donner à ma famille et à celle que j’entends former après ma sortie de prison.

Après six mois d’enfermement, j’ai refusé de sortir de la cellule. Chaque fois qu’ils essaient de me faire sortir, je frappais le gardien comme si j’étais devenu un monstre humain difficile à apprivoiser. Le directeur de la prison n’a pas compris mon comportement et il décida de me garder à l’intérieur de Al monfareda indéfiniment.

Pot-de-vin pour sortir… et revenir chaque jour

Abu Sharif a quitté la chambre de la mort après que sa famille ait payé un kilo d’or et une grosse somme en pots-de-vin pour lui rendre visite pendant 5 minutes. Cette visite de cinq minutes avec sa mère a changé sa vie dans les années suivantes. Il a été convenu avec le directeur de la prison qu’Abu Sharif quitterait Al monfareda, avec le droit d’y entrer chaque jour pour voir Marmar et Kifah, en échange d’une somme d’argent mensuelle fournie par la famille au directeur…