Dans les geôles du régime syrien. La torture pour changer la nature humaine (4)
Journaliste syrien, réalisateur de documentaires, chercheur et consultant pour les questions de terrorisme, Ebrahim Mahfoud, 45 ans, a connu en 1997-98 les prisons de Bachar el-Assad où il fut torturé. En Belgique depuis mai 2021, membre d’En-GAJE, il témoigne de l’horreur vécue là où aucun son n'est plus fort que les cris des prisonniers le jour et leurs gémissements la nuit. Voici son quatrième récit.
La cellule dans laquelle j’étais enfermé comprenait trois pièces intérieures avec de hauts murs et une fenêtre circulaire au plafond de chacune des pièces permettant ainsi aux gardiens de nuit de surveiller les mouvements de chacun des prisonniers. La superficie d’une cellule était d’environ 16 m2, la surface totale était d’environ 50 m2. Nous étions 190 prisonniers à partager la cellule numéro 12, située dans la deuxième cour. La première pièce était la plus fréquentée, car elle était la seule à avoir une toilette. Il y avait toujours une file de prisonniers attendant leur tour.
Hafez al-Assad, « un modèle à suivre »
A huit heures précises, et du haut des toits de la prison, les gardiens donnaient l’ordre de nous préparer à dormir. Nous avions dix minutes et pas une de plus. En dix minutes, tous les prisonniers devaient être en position couchée et prêts à écouter l’histoire du jour. L’un des prisonniers nous racontait une histoire (comme une sorte de divertissement psychologique pour les détenus, du moins selon la police), celle-ci concernait souvent l’héroïsme du Président Hafez al-Assad, de l’un de ses fils ou de son entourage proche. L’histoire de la victoire diplomatique de Hafez al-Assad sur le secrétaire d’État américain était la préférée de la police. Nous étions forcés de l’écouter au moins trois fois par semaine, et tout tournait autour du sens diplomatique d’Assad, de son courage et de sa force de caractère. Nous apprenions ainsi que le président Assad était capable de tenir 9 heures sans uriner ! Ce que Kissinger ne pouvait pas faire. Voilà la plus grande victoire de la diplomatie syrienne sur l’impérialisme américain et le sionisme mondial. De quoi étonner les dirigeants de l’Ouest et de l’Est, comme l’ont décrit la presse et les dirigeants du régime syrien à l’époque. Cette histoire était censée nous inspirer. Nous, les prisonniers, devions suivre l’exemple de notre Président. Ce que le directeur de la prison exigeait consistait donc à passer les 12 prochaines heures sans uriner. Si nous ne le faisions pas, nous trahirions les valeurs et les principes de notre « leader » Hafez al-Assad.
Les responsables de la prison savaient ce qu’ils faisaient et c’était irréaliste. Il suffit d’imaginer 190 personnes dormant dans 50m2 pour comprendre la folie de cette injonction. Ils ont donc proposé que les actions du Président soient notre source d’inspiration. Les ignorer équivalait à une trahison punissable par la loi.
En position, sardine !
La solution magique au problème du sommeil, malgré la surpopulation à l’intérieur des prisons, était que les prisonniers dorment entassés comme des sardines dans une boîte de conserve. Avec une subtilité : chaque prisonnier devait dormir sur un côté du corps durant toute la nuit. Impossible de changer de côté, de se lever, ni même de bouger.
Le chef de cellule, un ancien prisonnier, commençait par placer le prisonnier sur son côté droit dans un coin de la pièce, de sorte que sa tête soit adjacente au coin et que son visage soit tourné vers l’intérieur de la cellule. Tandis que le deuxième prisonnier était placé sur son côté droit, mais avec la tête aux pieds du premier prisonnier et ses pieds contre le visage de celui-ci. Le troisième prisonnier était dans une position similaire à celle du premier prisonnier, et le quatrième à la position du deuxième prisonnier, et ainsi de suite jusqu’à ce que la rangée atteigne le mur opposé. La deuxième rangée était identique à la première, mais dans la disposition inversée. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le dernier détenu de la cellule soit couché (voir l’illustration).
Les prisonniers qui dormaient près du mur étaient parmi les plus riches, ils versaient un pot-de-vin aux geôliers afin d’obtenir ce privilège. Quant au chef de cellule, il avait une position particulière qui lui permettait de dormir dans le petit espace devant les toilettes.
Une toilette, 190 prisonniers
Le plus gros problème de la journée démarrait le matin : laisser 190 personnes se soulager dans une seule toilette. Et rapidement car nous devions quitter la cellule à neuf heures précises pour le petit-déjeuner et la promenade quotidienne. Nous n’avions pas assez de temps pour utiliser les toilettes seuls, il fallait donc uriner en même temps que deux ou trois personnes.
De nombreux prisonniers, surtout les nouveaux, n’arrivaient pas à attendre leur tour et se soulageaient dans leurs vêtements. Ils attendaient jusqu’à midi pour se doucher dans la toilette ou, pour être plus précis, se verser de l’eau froide sur le corps pendant une durée n’excédant pas une minute. Ce manque d’hygiène explique la propagation des poux et des maladies de peau telles la gale et les champignons qui se propageaient entre les jambes et parfois sur tout le corps. L’après-midi, nous nous précipitions pour entrer dans la toilette pour nous laver ou pour déféquer, ce qui rendait l’odeur de la cellule pestilentielle et irrespirable. Avec des conséquences désastreuses sur la santé des détenus. De très nombreux prisonniers étaient atteints de tuberculose, d’autres souffraient de bronchites chroniques ou de graves maladies pulmonaires. Le nombre de décès à l’intérieur des prisons du régime d’Hafez al-Assad était considérable. Ceux qui parvenaient à en sortir en vie étaient marqués à tout jamais.