—  Exil  —

En Argentine, le déclin inquiétant de la liberté de presse

- 14 juin 2024
Les employés de Télam se mobilisent avec d’autres manifestants devant le siège de l’agence de presse après l’annonce de sa suspension. ©Shok Agency

Le 1er mars, Javier Milei, le président argentin, a annoncé la fermeture de Télam, la plus grande agence de presse du pays, lors de son discours à l’occasion de l’ouverture des sessions ordinaires du Congrès. Cette annonce soulève des craintes vis-à-vis de la liberté de presse dans le pays à l’heure où les attaques du président contre le journalisme s’intensifient.

« Il s’agit d’une offensive majeure contre la liberté de la presse, d’une offensive contre la liberté d’expression, dans des proportions jamais vues depuis des décennies en Argentine, et dont nous ne mesurons toujours pas l’ampleur. » Pour Tomás Eliaschev, journaliste et représentant du Syndicat de la Presse de Buenos Aires (SiPreBa), la décision de suspendre les activités de Télam est la première mesure d’une longue série visant à limiter la liberté de la presse en Argentine.

Le lundi 4 mars, tous les employés de Télam ont reçu un courriel les informant de la suspension de l’ensemble des services pendant une semaine. Cette suspension a ensuite été prolongée d’une semaine. Depuis, l’accès aux espaces de travail n’est plus possible tandis que le portail en ligne et les réseaux ont été désactivés. Pour faire entendre leur voix, les journalistes se sont installés devant les deux agences principales de Télam à Buenos Aires.

Cette suspension a lieu dans un contexte où l’exécutif se montre très hostile à l’égard de la presse, alors que le président Javier Milei menace de privatiser ou de fermer complètement les agences de presse publiques. Par le passé, le président a accusé Télam et les agences de presse publiques en général d’être « un outil de propagande » et les a qualifiées de « ñoquis » (un terme argotique en Argentine qui désigne des employés qui travaillent très peu, mais dont le salaire est garanti). Toutefois, le gouvernement ne peut pas prendre unilatéralement la décision de fermer Télam : le Congrès doit aussi donner son accord ; or le parti libertarien, auquel appartient Javier Milei, n’y a pas de majorité.

« Nous pensons que ces actions tentent de briser les travailleurs. »

Cependant, cette annonce et la suspension de Télam pourraient servir un autre but, comme l’explique la directrice du bureau Amérique latine et Caraïbes de la Fédération internationale des journalistes, Paula Cejas : « Légalement, ils ne peuvent pas fermer de manière unilatérale l’agence. Nous pensons que ces actions ont pour but de briser les travailleurs et d’entacher la renommée de l’organisme afin de rendre l’idée d’une privatisation plus attrayante pour l’opinion publique. »

Cette suspension pourrait aussi se faire davantage ressentir que la disparition d’une agence de presse ordinaire, car Télam est la plus grande agence du pays et permet aux médias privés nationaux ou internationaux de relayer l’actualité argentine. La disparition des organes de presse publics mettrait donc grandement en danger la liberté de la presse, car ils jouent un rôle crucial dans le paysage de l’information.

En effet, les médias publics sont les seuls à être présents sur tout le territoire et constituent donc la principale source pour l’actualité locale, souvent peu présente dans le privé. « Sans les médias publics, les villages et les provinces éloignés de la capitale et des villes principales seront sous-représentés dans les médias. Sans une information locale, la liberté de presse, la pluralité des voix et la communication démocratique se dégraderont », explique Paula Cejas. Les journalistes et les travailleurs de la presse de tout le pays organisent aussi l’information à travers le service audiovisuel, la radio, le portail et les réseaux de Télam. Si ces derniers sont suspendus de manière définitive, les médias régionaux ou de petite taille pourraient éprouver plus de difficultés qu’avant à relayer les informations locales et donc à continuer d’exister.

Un écho aux menaces grandissantes qui pèsent sur la liberté de presse

La décision de suspendre Télam fait partie d’une série d’attaques contre la liberté de presse en Argentine. « Elle s’inscrit dans une intensification de la répression, de la persécution et des atteintes à la liberté menées par ce gouvernement qui, selon Javier Milei lui-même, s’attaque constamment aux revues à travers des mesures qui rendent leur travail plus difficile », déclare Agustín Lecchi, journaliste et secrétaire général du SiPreBa.

La première attaque contre la presse a été lancée en décembre 2023, quand Javier Milei a présenté le projet de loi omnibus. Ce projet prévoit de réformer en profondeur l’économie, la fiscalité et le système électoral. Une partie vise la presse et acterait la suppression de la publicité publique, que le gouvernement considère comme une forme de corruption. Une décision qui, selon Agustín Lecchi, « n’affectera pas les grands médias, mais touchera de plein fouet les petits médias locaux dans différentes régions du pays ».

« Le journalisme en Amérique latine connaît un fort taux de précarité. »

La suppression de la publicité publique aggravera encore davantage la précarité des journalistes, déjà mis en difficulté par la flexibilisation de la législation relative au travail en Argentine.

« Le journalisme en Amérique latine connaît un fort taux de précarité, et les quelques travailleurs qui jouissent de droits sont sur le point de les perdre. Il y a quelques jours, l’une des plus grandes chaînes d’information a suspendu plus de 200 travailleurs parce qu’ils étaient membres du syndicat de la télévision, actuellement en grève pour réclamer de meilleurs salaires. Il existe un discours officiel qui permet ce genre d’actions. C’était déjà le cas même avant l’adoption des lois sur la flexibilisation », explique Paula Cejas.

En dehors des sanctions économiques, le gouvernement complique également le travail journalistique et la couverture d’évènements sociaux, en particulier les évènements politiques. Par exemple, d’après Tomás Eliaschev, la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich (membre du parti Proposition républicaine) a mis en place un protocole de répression contre les manifestations sociales, dont l’une des dispositions vise à entraver le travail de la presse. « Ils prévoient que les journalistes ne doivent pas être présents lors des manifestations et que la répression policière ne doit pas être filmée. Ils veulent que nous ne nous penchions plus sur les actions de la police, qui souvent vont complètement à l’encontre des réglementations en vigueur. »

« Ils ont reçu des plombs, des balles, des balles en caoutchouc et du gaz lacrymogène. »

La police a déjà pris pour cible des journalistes, en particulier lors des manifestations contre la loi omnibus. Selon Tomás Eliaschev, plus de trente journalistes, caméramans et reporters ont été attaqués et blessés par la police : « Ils ont reçu des plombs, des balles, des balles en caoutchouc et du gaz lacrymogène. Ils ont été aspergés avec des sprays au poivre, dont les effets sur le corps se font longuement ressentir. On ne peut pas considérer ces armes comme de simples armes de dissuasion, elles ont pour but d’infliger des blessures graves. »

En outre, d’après la FIJ, le gouvernement a franchi une nouvelle étape en proposant de dissoudre la Defensoría del Público, une institution créée pour surveiller les bonnes pratiques des médias.

Cette proposition pourrait avoir de lourdes conséquences non seulement sur la liberté de presse, mais aussi sur l’exactitude des informations publiées, en plus de laisser aux acteurs privés la liberté de publier des informations contraires aux pratiques déontologiques et démocratiques.

Cet article a été rédigé par  une étudiante de MA2 de l’ULB et de la VUB, sous la coordination de Milan Augustijns, Alexandre Niyungeko et Lailuma Sadid.

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Apolline DESCY, étudiante en MA2, Ecole de traduction et d’interprétation de l’ULB.