—  Droits humains  —

Goma : “Nous vivons cachées pour survivre”

- 10 décembre 2025
Dans les environs de Goma, un camp de déplacées détruit par les rebelles du M23. © Freddy Nyangaka.

La détresse silencieuse des femmes, majoritairement de militaires, déplacées après la chute de Goma aux mains des rebelles du M23 depuis janvier 2025. Entre peur, clandestinité et crise humanitaire. Témoignages.

Dans le Nord-Kivu (RDC), depuis la chute de Goma aux mains des rebelles du M23 en janvier 2025, des milliers de déplacées, majoritairement les femmes des militaires, tentent de survivre dans la clandestinité. Leurs histoires, souvent étouffées par la peur, révèlent une crise humanitaire silencieuse dans une ville livrée à elle-même.

L’aube des sans-abris

Dans le quartier Kasika en commune de Karisimbi, une quinzaine de femmes et leurs enfants vivent en toute clandestinité dans le hangar d’une église pour échapper au contrôle des autorités qui occupent actuellement la ville. Elles font face aux intempéries, et à chaque fois qu’il pleut elles passent la nuit à la belle étoile.

Les enfants, privés d’hygiène et qui dorment à même le sol, sont exposés à plusieurs maladies d’origine hydrique.

« Nous avons passé la nuit à l’extérieur, comme souvent », murmure Rachel Amani, la présidente de ce petit groupe de déplacées. Ses yeux cernés racontent des semaines sans sommeil. « Il y a des serpents parfois, ou des hommes ivres qui rôdent. Mais nous n’avons nulle part où aller. »

Rachel est originaire de la ville de Kindu, dans la province de Maniema. Elle a suivi son mari, militaire, muté au camp Katindo, à Goma. Quand la ville est tombée sous le contrôle des rebelles de l’Alliance du Fleuve Congo (AFC/M23) le 26 janvier 2025, elle a fui précipitamment avec ses enfants. Son mari, lui, est porté disparu jusqu’à ce jour.

Le camp Katindo, symbole de la présence militaire congolaise, a été bombardé puis détruit par les rebelles du M23. Les familles de soldats, livrées à elles-mêmes, se sont dispersées dans la ville. Certaines ont trouvé refuge dans des familles d’accueil, d’autres dorment dans des écoles abandonnées ou des églises. Beaucoup, comme Rachel, vivent désormais dans l’ombre.

La tragédie

« Je ne sais pas où est mon mari. Il était militaire. Depuis le jour de la chute de Goma, je n’ai plus eu de ses nouvelles. Peut-être qu’il est mort. Peut-être qu’il a été intégré dans la rebellion par force et envoyé ailleurs », révèle Cécile Matondo.

Elle vit dans ce hangar avec ses quatre enfants. Le toit fuit, l’eau s’infiltre, la seule toilette est commune à plusieurs familles. Pour survivre, elle nettoie des maisons dans les quartiers aisés de la ville, en échange de quelques billets ou de restes de nourriture.

« Ici, je n’ai pas le choix. On vit cachées, comme des fantômes. »

« Si j’avais un peu d’argent, je rentrerais à Kisangani, chez mes parents. Mais ici, je n’ai pas le choix. On vit cachées, comme des fantômes. »

Les nouvelles autorités de l’AFC/M23 ont interdit formellement les camps de déplacés dans et autour de la ville. Les organisations humanitaires, déjà limitées par les restrictions d’accès amplifiées par la fermeture de l’aéroport international de Goma, n’osent plus distribuer de l’aide humanitaire.

La conséquence est dramatique: des milliers de déplacés, surtout des femmes et des enfants, se retrouvent sans aucune assistance officielle.

Une crise humanitaire sous silence

Selon les estimations du Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA), plus de 20.000 personnes ont fui les violences dans le Nord-Kivu en seulement deux semaines après la chute de Goma. Des centaines de familles dorment encore dans des écoles, des garages ou des maisons abandonnées. Mais la plupart restent invisibles par peur, par honte, ou simplement parce que personne ne vient les compter.

L’absence d’accès humanitaire rend toute évaluation difficile. Les ONG locales tentent de pallier le vide, souvent au péril de leur sécurité.

« Dans une zone occupée, le droit des déplacés existe, mais il est impossible à exercer. »

Marie-Madeleine Sanga, assistante aux programmes à l’ONG Protection et Solidarité et membre de la Coalition des Femmes Défenseures des Droits Humains au Nord-Kivu, explique : «Dans une zone occupée, le droit des déplacés existe, mais il est impossible à exercer. Les humanitaires doivent demander l’autorisation des rebelles pour accéder aux sites. Or, la plupart refusent. Les déplacés deviennent des oubliés de la guerre.»

Selon elle, cette situation viole clairement le droit international humanitaire, qui garantit la protection et l’assistance des civils, y compris en territoire sous contrôle non étatique. « Le problème, poursuit-elle, c’est que sur le terrain, les normes sont impuissantes. Ce sont les rapports de force qui décident. »

Des femmes face à l’indicible

Au-delà des privations matérielles, la guerre a brisé des familles entières. Certaines femmes ont vu leurs maris exécutés ou enrôlés de force. D’autres ont perdu leurs enfants dans la fuite. Beaucoup refusent d’en parler.

Anita Bisimwa, 28 ans, garde le silence un long moment avant de lâcher: «Quand nous avons quitté le camp, il y a eu des tirs. Ma fille de six ans a disparu dans la foule. Je ne l’ai jamais revue. Je ne sais même pas si elle est vivante.»

« Ce n’est pas une vie, mais je veux rester forte pour mes autres enfants. »

Depuis, Anita dort dans ce hangar d’une église dans le quartier Kasika. Elle partage une natte avec trois autres femmes. Chaque matin, elle se rend au marché central de Virunga pour chercher du travail comme journalière. Les jours sans emploi, elle mendie: «Ce n’est pas une vie, mais je veux rester forte pour mes autres enfants.»

Comme beaucoup, Anita n’a reçu aucune aide officielle depuis la chute de Goma. Les rares distributions alimentaires sont organisées discrètement par des personnes de bonne volonté. Ces familles déplacées vivent dans la peur totale.

L’espoir, malgré tout

Malgré l’absence de structures d’accueil, quelques initiatives locales tentent de venir en aide à ces femmes. Des paroisses, des associations communautaires et même des particuliers ouvrent leurs portes.

Le père Hevans Chama, curé de la paroisse de Katoyi, avait hébergé en février une vingtaine de familles dans la salle paroissiale.

«Nous avions fait ce qu’on pouvait. Les besoins sont immenses et on n’y pouvait rien. Elles étaient obligées d’aller ailleurs.»

« Nous ne voulons pas être des victimes éternelles. Nous voulons juste retrouver notre dignité. »

Pourtant, dans ce chaos, la solidarité populaire reste vive. Des jeunes de Goma organisent parfois des collectes informelles communément appelées « apostolat » pour offrir du savon, des habits ou du pain. Des petits gestes qui entretiennent la flamme de l’espoir.

«Nous ne voulons pas être des victimes éternelles», insiste Rachel Amani, leur représentante. «Nous voulons juste retrouver notre dignité.»

Quand la guerre efface les identités

À Goma, il suffit d’un regard pour comprendre que la guerre ne se mesure pas seulement aux armes. Elle se lit dans les visages amaigris, dans les regards vides, dans le silence des mères.

Depuis la prise de la ville, les autorités locales ont perdu tout pouvoir. Les ONG internationales, quant à elles, opèrent à distance, ayant leur coordination nationale à Kinshasa.  Les déplacés, eux, sont devenus les oubliés d’un conflit qui s’enlise.

« Ces femmes ne se considèrent plus comme citoyennes. Elles sont suspendues entre deux mondes. »

Le sociologue Patrick Safari, chercheur à l’Université de Goma, y voit un effacement progressif de l’identité collective. «Ces femmes ne se considèrent plus comme citoyennes. Elles vivent dans une sorte de non-lieu social, où elles ne sont ni réfugiées, ni résidentes, ni bénéficiaires d’aide. Elles sont suspendues entre deux mondes

Cette “invisibilité institutionnelle”, comme le sociologue l’appelle, risque de s’aggraver à mesure que la guerre s’enlise. Sans recensement ni reconnaissance, ces déplacés n’existent dans aucun rapport officiel. Leur souffrance reste hors champ.

Une urgence humanitaire et morale

À mesure que les combats se déplacent vers le nord du lac Kivu, Goma s’enfonce dans une crise silencieuse. Les prix flambent et les services de santé s’effondrent. Pourtant, le sujet n’apparaît plus qu’en bas des communiqués internationaux.

« Elles ne demandent pas la charité. Elles demandent la reconnaissance. »

Pour Marie-Madeleine Sanga, de l’ONG Protection et Solidarité, il est urgent de replacer la voix des femmes au cœur de la réponse humanitaire: «Elles ne demandent pas la charité. Elles demandent la reconnaissance. Ce sont elles qui portent la survie de leurs familles. Si nous les abandonnons, nous détruisons leur avenir

Alors que Goma tente de se reconstruire, ses habitants les plus vulnérables sont oubliés. Ces femmes épouses de soldats au service de la République, vivent aujourd’hui dans l’ombre d’un conflit qui les a broyées. Elles demandent simplement d’être vues. D’exister encore.

La sécurité, une priorité selon les autorités

Face aux critiques et aux nombreux témoignages de détresse, les autorités provinciales nommées par l’AFC/M23 ont livré leur version des faits. Par la voix de Lumumba Kambere Muyisa, porte-parole du gouverneur du Nord-Kivu, Bahati Erasto Musanga, le mouvement rebelle affirme que la sécurité et la prise en charge des femmes expulsées constituent une préoccupation majeure.

Selon lui, «des mesures de sécurité ont été ordonnées dès la prise de la ville.» L’AFC/M23 assure avoir donné des «instructions fermes» aux services de sécurité afin d’éviter tout abus à l’égard des femmes expulsées du camp Katindo.

Les autorités évoquent également un travail de coordination avec les cadres de base et les autorités locales pour identifier les besoins urgents. Le porte-parole soutient que des équipes sociales provinciales sont actuellement sur le terrain pour assurer un «suivi continu» et orienter les cas les plus sensibles vers des structures d’appui.

« Nous réaffirmons notre engagement à garantir que chaque femme bénéficie de la sécurité et de l’attention nécessaires. »

Le mouvement dit se montrer disposé à collaborer avec tout acteur humanitaire ou institutionnel souhaitant soutenir ces femmes, dans « la transparence et la responsabilité.»

«La sécurité de chaque habitant, en particulier des femmes et des personnes vulnérables, demeure une priorité absolue du gouvernement provincial. Nous réaffirmons notre engagement à garantir que chaque femme, quelle que soit sa situation, bénéficie de la sécurité et de l’attention nécessaires», rassure Lumumba Kambere Muyisa.

Cette position contraste fortement avec les constats des ONG locales qui affirment ne pas avoir accès à ces familles. Et de dénoncer le caractère non vérifiable des mesures évoquées par l’AFC/M23, le refus opposé à certaines organisations internationales de mener leurs activités, ainsi que l’absence de coordination humanitaire structurée.

Quant aux femmes déplacées, elles continuent à décrire une réalité tout autre : absence de suivi social, impossibilité de se rendre dans les bureaux administratifs par crainte d’arrestation, et inexistence de structures officielles d’accueil.