Haut-Karabakh : après les bombes, l’exil
Le 19 septembre dernier, l’armée azerbaidjanaise lançait une opération militaire « anti-terroriste » au Haut-Karabakh. Les conséquences sont dramatiques : plus de 100.000 personnes, dont 30.000 enfants, sont forcées de prendre la route de l’exil.
« Chaque partie de cet endroit est arménien. Vous ne construirez jamais le bonheur sur notre sang, notre douleur et nos larmes. Si je ne reviens pas, alors mon fils le fera. Si ce n’est pas mon fils, alors mon petit-fils le fera. Artsakh (appellation arménienne du Haut-Karabakh, NdlR), voilà le nom de ma vengeance. »
Avant de quitter son appartement situé à Stepanakert, capitale de la République autoproclamée du Haut-Karabakh, Mary Asatryan laisse cette note sur son réfrigérateur. La jeune femme le comprend : elle ne reviendra plus chez elle. Lorsque les bombardements ont retenti en septembre dernier, Mary se demande ce qu’il se passe. « Tu ne comprends pas ? C’est la guerre ! », lui crie une de ses voisines avant de partir se réfugier dans le sous-sol de leur immeuble. Très vite, le 20 septembre, la nouvelle de la capitulation des autorités de la région tombe. « C’était le chaos quand on a appris que nos soldats ont déposé leurs armes. Tout le monde s’est précipité vers la frontière car on avait très bien compris que si on ne partait pas et que les Azerbaïdjanais entraient dans la capitale, il y aurait un massacre », explique Mary.
Mary Asatryan est une Arménienne issue de la diaspora. Née en Arménie, c’est en Russie que la jeune femme grandit. Elle a réalisé son bachelier en Arménie et son master en Belgique.
En 2020, alors qu’elle est couchée dans son lit à Moscou, Mary se souvient avoir ressenti la culpabilité du survivant. En effet, ses frères et sœurs étaient confrontés à la guerre dans le Haut-Karabakh. Suite à cela, elle exprime son souhait de les rejoindre. Elle postule alors à « iGorts », un programme qui invite les professionnels de la diaspora à s’investir dans le secteur public en Arménie et dans le Haut-Karabakh, et finit par emménager à Stepanakert en septembre 2022. Mary travaille alors en tant qu’assistante de Gegham Stepanyan, l’ombudsman de la République auto-proclamée indépendante du Haut-Karabakh.
Aujourd’hui, la jeune femme vit en Arménie et continue son combat : « parler encore, et toujours, de l’Artsakh pour ne jamais oublier. »
Un processus d’« arménocide »
Trente-huit heures, c’est le temps qu’il a fallu à Mary pour rejoindre la République d’Arménie. Sans eau, sans nourriture ni quelconque confort hygiénique, Mary, ainsi que tous les autres Arméniens ayant pris la route de l’exil, acceptent leur sort. « Dans la voiture, on essayait de ne pas trop parler ou pleurer, car il y avait des enfants. Tout le monde était dévasté. Mais pendant le trajet, un des enfants a demandé à sa mère en voyant un drapeau azerbaidjanais ‘maman, c’est le drapeau des Turcs ? Est-ce qu’ils vont nous tuer ?’. Sa mère lui a dit de s’endormir pour que ces images ne soient pas ancrées en lui », raconte-t-elle.
Sur la route, les soldats azerbaïdjanais procèdent à un contrôle d’identité de la population qui fuit. Et ce, en fixant chaque visage avec un regard perçant. « Les Azerbaïdjanais ressentaient une certaine satisfaction lorsqu’ils contrôlaient nos papiers, ils nous regardaient en rigolant. Mais on ne pouvait rien faire face à cette intimidation psychologique », se souvient Mary. Une fois arrivée en Arménie, elle regarde le chemin parcouru et conscientise que « la porte de l’Artsakh s’est refermée derrière elle ».
Pour Tigrane Yégavian, chercheur à l’Institut chrétiens d’Orient situé à Paris, ce qui s’est passé dans cette région serait la continuité d’un processus « d’arménocide », à savoir l’élimination de la présence humaine et patrimoniale des Arméniens dans le Caucase. « Il s’agit d’une opération de nettoyage ethnique qui s’est déroulée en coordination avec l’armée russe. Et compte tenu de l’arménophobie ambiante, du discours de haine et de l’impossibilité de penser toute convivialité avec l’Azerbaïdjan dans le cadre d’une autonomie reconnue, la population de l’Artsakh n’est pas restée », explique-t-il. Vicken Cheterian, journaliste et chargé de cours au Global Studies Institute situé à Genève, ajoute, quant à lui, que l’opération militaire n’était pas nécessaire. « Au niveau politique, il y avait des négociations entre Bakou et les autorités autoproclamées du Karabakh pour régler les différends. Mais Ilham Aliyev a fait le choix de la violence militaire pour réaliser son ambition de liquider totalement la région de sa présence arménienne », dit-il.
L’espoir d’un retour
L’enclave, peuplée majoritairement d’Arméniens, n’en est pas à son premier conflit. Depuis des décennies, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent cette région. Pour les deux peuples, le Haut-Karabakh revêt une importance emblématique. « C’est un conflit ontologique, une question existentielle pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il permet au nationalisme azerbaïdjanais d’exister et de consolider la légitimité du pouvoir des Aliyev. C’est l’arménophobie qui permet justement de revendiquer une identité nationale », dit Tigrane Yégavian de l’Institut chrétiens d’Orient. Pour l’Arménie, « l’Artsakh n’est pas juste un territoire où les Arméniens vivaient. C’est surtout le berceau de la religion chrétienne, de nos traditions et une partie de notre identité », explique Mary.
C’est l’arménophobie qui permet justement de revendiquer une identité nationale [pour l’Azerbaïdjan].
Par ailleurs, Mary espère pouvoir un jour retourner vivre dans le Haut-Karabakh. Mais le fait de vivre sous le drapeau azerbaïdjanais reste inconcevable. « Si on dédie tous nos efforts en faveur de l’Artsakh, j’ai foi qu’on va y retourner. Mais pour cela, il faut la garantie d’avoir une protection internationale », dit-elle. Un scénario qui laisse Tigrane Yégavian sceptique. « C’est surréaliste de se dire qu’ils [les habitants du Haut-Karabakh] pourront repartir dans leur terre d’origine. Les Azerbaïdjanais n’ont aucun intérêt à ce que les Arméniens reviennent en masse », explique-t-il.
Alors que la population arménienne du Haut-Karabakh tente de se réconcilier petit à petit avec cet exil forcé, une autre menace semble désormais planer sur le territoire de la République d’Arménie. Lors d’une conférence de presse datant du 10 janvier 2024, Ilham Aliyev, le président de l’Azerbaïdjan, évoque des revendications territoriales concernant l’Arménie. Des menaces à ne pas sous-estimer selon Vicken Cheterian. « Le danger est là. L’Azerbaïdjan est en train de monter un discours où l’Arménie n’aurait jamais existé et serait un État créé par les colonialistes russes. Ça prépare le terrain pour des violences dans le futur car c’est une construction idéologique absolument génocidaire. »
La crainte de Vicken Cheterian a été confirmée lorsqu’Ilham Aliyev assurait ne pas vouloir consacrer du temps au processus de paix avec l’Arménie lors de son discours d’investiture prononcé en février dernier. Ce problème, le président Aliyev estime l’avoir résolu en ayant reconquis le territoire du Haut-Karabakh.
Cet article a été rédigé par des étudiant.es en MA2 de l’ULB et de la VUB sous la coordination de Milan Augustijns, Alexandre Niyungeko et Lailuma Sadid.