Johanna de Tessières : « Mon travail m’aide à lutter contre la dureté du monde dans lequel nous vivons »
Deux journalistes chevronnés, Christophe Lamfalussy et la photojournaliste Johanna de Tessières, ont été détenus dans un territoire contesté en Irak en février 2023. Ils ont ensuite été arrêtés et il leur a été interdit d'entrer en Irak sous peine d'être emprisonnés. De nombreuses organisations professionnelles de journalistes ont condamné l'incident et l'ont jugé inacceptable. Nous avons rencontré Johanna de Tessières à Bruxelles.
Johanna de Tessières est photojournaliste. Dans la section « À propos de moi » du collectif HUMA, elle écrit qu’elle photographie des questions humanitaires et les droits de l’homme dans le monde entier. Comme tous les Kurdes, je connais son nom. C’est la photojournaliste qui, en 2015, a capturé par ses photos la transition de la captivité à la résistance de la militante des droits humains Nadia Murad, qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2018. Nadia Murad est une femme dont les jours et les mois de captivité ont été rendus publics. La militante expliquera plus tard la raison pour laquelle elle a choisi cette voie : « Je raconte mon histoire parce que c’est la meilleure arme dont je dispose. Mon seul objectif est d’empêcher que des jeunes femmes soient à l’avenir victimes de violences sexuelles dans des contextes de guerre. »
En janvier 2023, je suis allée à Bruxelles voir l’exposition de photos » Les Yézidis entre exil et résistance « , dont les textes ont été écrits par le journaliste Christophe Lamfalussy. La personne qui a pris les photos, Johanna de Tessières, signifie beaucoup pour moi et mon peuple. J’ai eu l’occasion de les rencontrer tous les deux et de leur parler. Les deux journalistes expérimentés ont arrêté et détenus par l’armée irakienne au cours des premières semaines de février 2023, alors qu’ils se rendaient à Shengal, dans le nord du pays. Ils ont reçu l’ordre de quitter l’Irak immédiatement, sous la menace d’être emprisonnés. Shengal est une ville kurde yézidie controversée et en conflit. Le principal problème de la région est que les habitants ne savent pas quelle force militaire les protège. Dans un tel environnement, les habitants cherchent différentes alternatives pour se protéger. Leur seule motivation est de vivre.
Pourquoi avez-vous choisi cette profession et que signifie-t-elle pour vous?
De Tessières: « J’ai toujours été très curieuse de connaître les gens qui vivent près de chez moi, mais aussi de ceux qui vivent à l’autre bout du monde. L’appareil photo est vraiment le meilleur outil pour rencontrer les gens. La curiosité est une très bonne excuse pour se rendre partout dans le monde. L’ appareil photo, vous permet de vous rendre dans différents endroits de la société pour parler à des personnes que vous n’auriez sans-doute jamais rencontrées dans votre vie sans l’appareil photo. On dit parfois que la curiosité est une mauvaise chose. Mais ce n’est pas du tout mon avis. J’aime beaucoup les gens curieux. J’encourage toujours les enfants et mon fils à être curieux et à poser autant de questions qu’ils souhaitent. Être photojournaliste, c’est aussi plus qu’un boulot, c’est une façon de penser, parfois jour et nuit. Les rencontres avec les gens et les sujets que nous traitons sont forts et intenses, comme, par exemple, le travail que j’ai réalisé avec Christophe Lamfalussy sur la communauté yézidie. Rencontrer ces gens et visiter les régions kurdes, est une expérience très intense. Cela laisse plus qu’un souvenir. C’est une impression profonde. C’est un travail qui représente une grande partie de ma vie et qui forme mon identité. Les rencontres sont une importante source d’inspiration, elles m’ouvrent l’esprit. Je passe du temps avec des gens qui vivent une toute autre vie qu’à Bruxelles. A mon avis c’est la plus grande ouverture d’esprit que l’on puisse connaître. »
Qu’est-ce qui vous motive à prendre des photos?
« Ce que je trouve intéressant dans le travail de photojournaliste, c’est de construire des ponts, d’être un messager de l’information. J’aime raconter aux autres la situation des gens qui vivent près de nous ou très loin. Bien sûr, nous avons tous notre subjectivité et nous présentons les choses à notre manière, mais j’essaie de parler de la manière la plus honnête et la plus sincère possible. Je crois que nous ne devrions jamais cesser de construire des ponts. Malheureusement, nous vivons dans un monde où nous avons parfois une image préconçue de l’autre et cela peut être dangereux. Il peut s’agir d’une caricature de l’autre. Il est important de passer du temps avec les autres et de se rendre compte de leur condition humaine, de les toucher, en utilisant la photographie comme moyen d’expression. En résumé, ce qui me motive à photographier, c’est ma curiosité pour ce que vivent les autres. C’est une occasion unique de rencontrer toutes ces personnes. Et même s’il n’est pas possible de changer le monde, on peut au moins essayer de changer le regard que l’on porte sur lui. »
À quoi ressemble la vie d’un photojournaliste ?
« La profession de photojournaliste a connu de grands changements et a traversé une énorme crise financière, obligeant les photojournalistes à se réinventer. Aujourd’hui, je collabore avec le collectif HUMA. Nous travaillons ensemble sur des questions à long terme : nous prenons le temps de bien faire les choses. Ainsi, nous avons travaillé ensemble sur le football féminin dans le cadre du projet « What the Foot “. La production de cette œuvre a pris presque deux ans et nous continuons à exposer ces joueuses de football. Nous voulions jeter une autre lumière sur les femmes qui jouent au football. C’est aussi notre mission : mettre en lumière des personnes dont on ne parle pas ou pas assez. D’une manière générale, je pense que c’est vraiment le grand mérite de notre profession. Ma semaine consiste à communiquer avec le collectif, à voir où en est l’exposition, à travailler sur de nouveaux sujets et à avancer sur le long terme. Nous voulions parler des femmes qui jouent au football d’une manière différente. »
« Malheureusement, je passe le plus clair de mon temps non pas sur le terrain mais devant l’ordinateur pour la logistique, la communication, la sélection des photos et aussi pour garder le contact, souvent via les réseaux sociaux, avec les personnes sur lesquelles nous avons fait des reportages et suivre la situation politique. Je réalise également des reportages à la demande de magazines. Et je travaille beaucoup pour les ONG. Ceci est plutôt du travail en dehors de la Belgique, pour lequel je fais des voyages à l’étranger, environ une fois par trimestre. Je prépare également un dossier pour la bourse de l’Association des Journalistes Professionnels (AJP), qui a été un soutien important pour le travail que nous avons effectué avec la communauté yézidie. Je pense également qu’il est important de transmettre mes connaissances professionnelles. Tous les mercredis après-midi, je travaille à la Maison des Cultures de Molenbeek, un endroit qui m’est très cher, avec mon collègue Zakaria Bakali. Nous organisons des ateliers de photographie pour les jeunes du quartier et nous leur apprenons la photographie. Nous les encourageons à raconter leur propre histoire et à réfléchir sur leur quartier. Ce sont des moments très beaux et très importants pour moi, où je peux transmettre un peu de savoir à des jeunes. »
Quelles sont les difficultés liées à ce travail ?
« Pendant longtemps, j’avais le sentiment que le monde des photojournalistes était assez macho et que la vision du monde était trop masculine. Aujourd’hui, heureusement, il y a de plus en plus de femmes dans cette profession. Je passe aussi une bonne partie de mon temps avec des gens qui vivent en marge de la société ou qui éprouvent des difficultés dans leur vie. Par exemple, je travaille beaucoup sur le thème de la migration et des migrants et je vois les effets des guerres, des conflits et des difficultés économiques. Il est souvent difficile de continuer à publier sur le même sujet sans voir de changement dans la situation. En même temps, je ne m’attends pas à ce que mon rapport entraîne de grands changements de la situation. Nous devons simplement informer les gens au sujet d’une situation, mais ne pas nous attendre à un grand changement dans la société. Sinon, cela peut être difficile à vivre. Personnellement, je préfère me rappeler que ce que nous faisons peut être utile. Cela m’aide. Mon travail m’aide à lutter contre la dureté du monde dans lequel nous vivons. Par exemple, j’ai honte des politiques migratoires belges et européennes, et je m’inquiète souvent de la sécurité des personnes laissées pour compte dans des pays en guerre et qui n’ont aucune chance de retourner dans un pays en sécurité. »
Quelles ont été vos impressions lorsque vous avez vu Nadia Murad en 2015 ?
« Je travaillais à l’époque pour la Libre Belgique, avec mon collègue Christophe Lamfalussy. Nous sommes partis faire un reportage sur la situation : à partir de 2014, il y a eu une invasion de l’État islamique dans le nord de l’Irak, qui a envahi la région kurde et qui a particulièrement touché la communauté yézidie. J’avais entendu parler de cette communauté des années auparavant en Turquie. On nous avait prévenus que lorsque l’État islamique envahissait des villages, ils tuaient un grand nombre de personnes, surtout ceux qui refusaient de se convertir et aussi qu’ils prenaient des femmes pour en faire des esclaves sexuelles. Le but de notre présence était aussi de recueillir les témoignages de ces femmes. Nous nous sommes rendus au Kurdistan irakien, près du village de Zakho, où se trouve un camp de réfugiés. Nous y avons interviewé de nombreuses femmes, dont Nadia Murad. Elle vivait avec son frère dans un camp de réfugiés. Peu de temps avant, elle avait réussi à s’ échapper des mains de l’État islamique. Elle nous a fait part de son témoignage. »
« D’abord, elle a eu le courage de témoigner alors qu’elle avait vécu les pires épreuves. Mes impressions sont diverses. D’abord, elle a eu le courage de témoigner alors qu’elle avait vécu les pires épreuves : une partie de sa famille a été assassinée et elle a été humiliée sexuellement. Elle a fait preuve de beaucoup de courage car la situation dans la région était encore très dangereuse : l’État islamique y était toujours présent. En plus, elle avait des sœurs qui étaient bloquées en Syrie. C’est pourquoi elle nous a demandé de garder l’anonymat, ce que nous avons bien sûr respecté. Nous avons changé son nom et nous avons fait en sorte qu’elle ne soit pas reconnaissable sur les photos. Elle m’a laissé une forte impression et Ziad, notre interprète yézidi , nous a dit après l’entretien : « Cette femme est extrêmement forte. Plus tard, elle sera notre guide ». Quelques mois plus tard, j’ai appris qu’elle avait remporté le prix Sakharov, un prix important décerné par le Parlement européen. Et quelques années plus tard, elle a remporté le prix Nobel de la paix, un des prix les plus prestigieux au monde. C’est une immense leçon de vie de voir que nous avons rencontré une femme qui était vraiment très traumatisée par l’ennemi, mais qui est devenue une femme qui a remporté l’un des prix les plus prestigieux du monde. C’est magnifique : le force d’un être humain, d’une femme. »
Où exactement et par qui avez-vous été détenue en février 2023 ? Que faisiez-vous ?
« Nous étions à Sinjar pour faire un reportage sur la communauté yézidie, proche du PKK. Sinjar est le berceau de cette communauté, mais il est de plus en plus difficile, voire impossible, pour les journalistes de s’y rendre. Il y a de nombreux points de contrôle, peut-être même une quinzaine, chacun avec des milices armées différentes. Christophe et moi étions en reportage dans la région depuis déjà quelques jours lorsqu’un soir, alors que nous étions accompagnés d’un Kurde, nous nous sommes arrêtés à un poste de contrôle. Ils nous ont demandé ce que nous faisions dans la région. Nous avons répondu que nous étions journalistes et lorsque nous avons prononcé le mot Saafi, journaliste en arabe, nous avons senti que le soldat du poste de contrôle a sursauté. Il a convoqué ses chefs. Ils sont venus vers nous. Nous avons dû descendre de la voiture. Christophe et notre compagnon ont été fouillés. Ils nous ont expliqué que nous n’avions pas le droit d’être là. En utilisant de faux prétextes, ils ont prétendu que nos visas n’étaient pas en règle. Ils étaient tellement sûrs d’eux que nous avons, nous mêmes, commencé à avoir des doutes. Christophe et moi avons été interrogés ensemble tandis que notre collègue a été interrogé séparément, pour vérifier si nous disions tous la même chose. Ils ont examiné le contenu de nos téléphones, ce qui constitue une violation totale du code des journalistes. L’AJP a écrit à ce sujet. Ils ont également copié des données de nos téléphones. Comme ils sont très bien armés, il est difficile de refuser. Ils ont utilisé des méthodes d’intimidation pour nous effrayer afin que les journalistes ne reviennent jamais dans la région. Ils ont également demandé des informations sur des personnes que nous avions rencontrées. Mais nous n’avons rien donné. À mon avis, il s’agit de violations très graves, qui ont pour effet de réduire le nombre de journalistes qui se rendent dans cette région du monde. Je trouve problématique qu’il y ait des régions dont on ne parle plus. Il ne faut pas oublier que cette région, Shengal, a d’abord été attaquée par l’État islamique, mais qu’elle est maintenant attaquée par la Turquie. Il y a régulièrement des drones qui tuent des gens dans cette ville. »
Vous connaissez bien la région. Comment voyez vous la situation des Kurdes ?
“ J’ai fait connaissance avec la région kurde pour la première fois il y a environ 17 ans . J’ai passé un mois de reportage en Turquie avec le journaliste François Brabant, où nous avons surtout visité la région kurde. Tout d’abord, je dois avouer que, de tous les voyages que j’ai effectués, ceci est vraiment la région où je me suis sentie le mieux accueillie. L’accueil des étrangers par les Kurdes est incroyable et quelque chose que nous ne connaissons pas ici. Je ne suis pas sure que si un Kurde arrive dans un village en Belgique, il serait immédiatement invité à dîner chez nous ou à passer la nuit. C’est tout à fait unique. La deuxième chose qui m’a frappée, c’est l’absence totale de liberté pour assumer son identité kurde. À l’époque, il était même dangereux de jouer de la musique kurde et de s’exprimer dans sa propre langue. Les Kurdes constituent le groupe de population le plus nombreux, doté d’ une culture très riche, qui n’a pas de pays qui lui appartienne. »
« Aujourd’hui, la situation s’est légèrement améliorée. Il s’agit d’environ 50 millions de personnes, réparties sur plusieurs pays. Il est également important de comprendre la responsabilité du colonialisme : la création de frontières dans des pays où il n’y en avait pas auparavant a entraîné la séparation des peuples. Il est toutefois typiques pour les Kurdes que, malgré toutes les difficultés et les tragédies qu’ils ont vécus, que ce soit en Turquie, en Syrie, en Iran ou en Irak, ils ont gardé la capacité d’accueillir les autres, de continuer à aimer la vie et de partager un bon repas et de danser ensemble. Sur le plan politique, il est intéressant de constater que la guérilla kurde, basée sur une idéologie de gauche, accorde une place importante aux femmes et prône l’égalité des sexes. Il existe même des unités de combat féminines extrêmement puissantes qui étaient très redoutées par l’État islamique. Nous avons d’ailleurs rencontré ces combattantes à Sinjar en février dernier. »