Journalisme constructif : « Nous entendons combattre la banalisation et la dégradation du métier »
Alternative au sensationnel, le journalisme constructif prend petit à petit ses marques en Europe. Et tente d'apporter des solutions.
Le journalisme constructif ou de solution met l’information en perspective tout en incluant des pistes de solutions. Cette démarche qui vise à voir le monde dans ses nuances et sa complexité ne se limite pas aux dysfonctionnements mis en lumière mais fait écho aussi aux propositions constructives.
Selon le Danois Ulrike Haagerup, fondateur du Constructive Institute, « Le journalisme constructif est un correctif à la culture dominante des médias, qui s’intéresse surtout aux informations indiquant combien les choses vont mal, des informations qui génèrent des clics, qui font gagner des prix et la reconnaissance d’autres journalistes. » « Les gens ne veulent plus suivre les informations. Ils ont l’impression que le monde s’effondre, qu’ils devraient lire quelque chose de plus réconfortant sur les réseaux sociaux. » Une situation qu’il estime être « une tragédie pour la démocratie. »
Restaurer la confiance
Pour Ulrike Haagerup, les journalistes ne peuvent pas changer les institutions, mais ils peuvent se changer eux-mêmes. Il est temps pour eux d’écouter un peu plus les gens et de restaurer leur confiance, « par exemple en montrant enfin comment les problèmes que nous avions l’habitude de couvrir peuvent être résolus », propose-t’il. « Nous entendons combattre la banalisation et la dégradation du journalisme, en mettant l’accent sur des reportages plus exacts, équilibrés et axés sur les solutions. »
Les enjeux pour le journalisme constructif en Europe ont été sujets à débat lors de la première édition des Assises européennes du journalisme qui se sont tenues à Bruxelles du 23 au 25 novembre 2022. Trois journalistes européens qui promeuvent le journalisme constructif ont mené les débats. Orla Borg du Danemark, directeur des Fellowships du Constructive Institute, le Hongrois Balint Ablonczy, journaliste politique, co-fondateur de Válasz Online et l’Italien Lorenzo Di Stasi, journaliste et membre du Réseau italien pour le journalisme constructif.
Selon Balint Ablonczy, au journal en ligne Válasz Online, ils essaient de se détacher de la folle course au breaking news qui domine dans les médias, de se détacher de la story telling d’un gouvernement hongrois centralisateur et dominant. Ils font des enquêtes profondes, des analyses, des débats tout en publiant des articles qui proposent des solutions aux problèmes soulevés dans les reportages. « Il y a deux jours par exemple, j’ai publié un long article sur le couple franco-allemand en parlant des problèmes au sein de l’Union européenne. J’ai évité de dire qui incarne le bien et qui incarne le mal. J’ai plutôt expliqué et fait une analyse avec des exemples historiques, économiques, etc, pour faire comprendre au lecteur les enjeux de ce problème. »
Le journaliste hongrois constate que le journalisme constructif est en train de prendre ses marques au sein de la population de son pays : « Nous essayons d’être dans la nuance et l’on s’est vite aperçu qu’il y a une certaine couche de la population qui en a assez de cette course folle aux breaking news et du « tribalisme politique » qui est très présent dans le paysage médiatique hongrois. » Jusqu’à tout récemment, selon lui, le public hongrois n’était pas au courant de l’existence du journalisme constructif. « Une communauté s’est construite au nom du journalisme constructif. Et cela peut être une sortie de secours pour ce public qui veut réfléchir, qui veut des informations et une analyse de qualité. »
Réconcilier le public et les médias
L’Italien Lorenzo Di Stasi rappelle les conclusions d’une étude du Reuters Institute for the Study of Journalism qui démontre le désintérêt de la population vis-à-vis de l’information. Selon cette étude, un nombre croissant de personnes évitent de s’informer sur des sujets tels que la pandémie de Coronavirus, l’invasion russe de l’Ukraine ou la crise du coût de la vie. Il affirme que la confiance dans les médias est en baisse à travers le monde. Cette enquête, a été menée en ligne en 2022 par le Reuters Institute auprès de 93.432 personnes et couvrait 46 marchés. Dans les précédentes études du Reuters Institute, il s’est avéré que les raisons de ce désintéressement invoquées par le public interrogé sont l’impact négatif sur leur humeur, le sentiment d’impuissance et le manque de confiance en l’information véhiculée par les médias.
Selon le Danois Orla Borg, ce manque de confiance de la population est dû à la façon qu’ont les médias de présenter tout ce qui va mal dans le monde. « Les gens éteignent la télé, ils ne regardent plus les informations, ne lisent plus le journal. Et qu’est-ce qui reste pour eux comme sources d’information ? Les réseaux sociaux qui diffusent parfois des informations fallacieuses. Cela est très mauvais pour la démocratie », s’inquiète-t-il.
Pour ce membre du Constructive Institute, il vaut mieux traiter les sujets d’information en utilisant un prisme constructif. « Il faut se poser la question suivante : y’a-t-il une solution à ce problème ? Peut-on la mettre en avant ? »
Face à ce désintérêt croissant vis-à-vis de l’actualité, ce type de journalisme peut réconcilier les consommateurs de l’information et les médias. Il doit faciliter le débat pour entrouvrir la porte aux solutions. « Les jeunes par exemple cherchent une perspective d’avenir. Et si on ne leur donne pas ce genre d’informations tournées vers la recherche de la solution, ils ne sont plus du tout intéressés. »
Le journaliste n’est pas là pour imposer sa solution, mais pour montrer le lien entre le problème et la solution
L’Italien Di Stasi souligne le rôle social du journaliste qui doit se détacher des choses et simplement transposer les faits et les pistes de solution aux problèmes soulevés dans ses reportages. « Parce que le journaliste n’est pas là pour imposer sa solution, mais pour montrer le lien entre le problème et la solution », nuance-t-il. « Le journalisme constructif ne constitue pas une dichotomie. Il peut proposer une solution pour l’avenir comme pour le présent. Il faut non seulement proposer une solution, mais aussi montrer les limites de cette solution. »
Durant ces Assises européennes du journalisme, une question a été soulevée concernant le traitement des sujets sur l’Afrique par les médias occidentaux. Une grande partie des reportages parle de ce qui va mal, l’Afrique étant dépeinte comme « une terre de guerres, de maladies, de pauvreté. » Les aspects concernant l’amélioration rapide du niveau de vie sur ce continent sont rarement traités.
« Expliquer au monde qu’il y a des nuances »
Pour Orla Borg, il ne faut pas réduire l’Afrique à cette image de terre de malheurs. « Le rôle du journalisme constructif, c’est justement d’expliquer au monde qu’il y a des nuances, montrer que l’Afrique ce n’est pas un théâtre de ce qui ne marche pas. Ce type de journalisme voit les choses avec les deux yeux, il voit le côté positif et le côté négatif. C’est un journalisme qui veut changer la culture de l’information sensationnelle. »
Le sensationnel, les informations indiquant combien les choses vont mal, c’est ce qui se vend le mieux sur le marché de l’information. Ces dernières décennies, la couverture des conflits et des crises a rapporté gros aux médias européens et occidentaux en général. La question est de savoir si le journalisme constructif peut survivre à l’aspect économique, d’autant plus que les travaux publiés ne se vendent pas aussi bien que les breaking news publiées par les médias qui font plus dans le sensationnalisme.
Pour Balint Ablonczy, les journalistes de solution sont confiants sur le fait que le journalisme constructif peut économiquement marcher. « Notre plus grand dilemme quand nous avons lancé Válasz Online était de savoir si nous pouvions sortir du sensationnalisme, et si le journalisme sérieux pouvait être un business-model. »
Avec une pointe d’optimisme, il conclut : « Heureusement oui, parce que nous constatons que la population hongroise est asphyxiée par toute cette information sensationnelle tellement présente et pesante. Les gens ne consomment plus les médias traditionnels. Ils se tournent vers les médias constructifs et le bizness marche bien. »