Journalisme en Afghanistan : « Je ne pouvais pas me taire, mais dévoiler la vérité mettait ma vie en danger. » (2/6)
Cette interview est la deuxième d’une série de rencontres exclusives avec des journalistes d’Afghanistan, des professionnels qui ont surmonté des difficultés considérables. Aujourd’hui, nous rencontrons Sohila Gulistani, une jeune femme originaire de la province de Ghazni.
Dans un pays où le paysage médiatique a connu des changements radicaux ces dernières années, ces journalistes poursuivent leur quête de vérité, malgré un environnement secoué par les bouleversements politiques et sociaux. Ils risquent leur vie pour alerter sur des questions importantes et fournissent un travail crucial dans une société où la liberté d’expression, en particulier pour les femmes, est sans cesse menacée.
Sohila Gulistani, une jeune femme originaire de la province de Ghazni, est l’une de ces journalistes. Elle est née dans une famille attachée aux traditions, où les valeurs conservatrices ont régi sa vie au point de déterminer et souvent de restreindre ses rêves. Des envies simples, comme rouler à vélo dans Kaboul ou jouer dans l’équipe féminine nationale de basket, étaient jugées irréalisables. Les normes sociétales qui limitaient la liberté et l’indépendance de Sohila semblaient prédéterminer son destin, comme celui de nombreuses autres Afghanes.

Déterminée à se libérer de ces restrictions, Sohila a travaillé sans relâche. À ses yeux, l’éducation était la seule voie possible vers la libération. Pour elle, l’université représentait non seulement l’opportunité d’avoir une vie meilleure, mais aussi le moyen d’échapper aux attentes suffocantes que l’on avait fait peser sur elle. Dans cet entretien, Sohila raconte son parcours de résilience et d’espoir, véritable incarnation du combat pour la liberté dans un monde où les voix des femmes sont souvent réduites au silence.
Traditions et valeurs familiales
Lors d’une entrevue téléphonique avec Latitudes, Sohila Gulistani a déclaré : « Je suis une fille originaire de la province de Ghazni, en Afghanistan, où les traditions et les valeurs familiales enracinées dans les croyances et les principes conservateurs ont façonné ma vie. Parce que j’étais née en Afghanistan dans une famille attachée aux traditions, j’ai vu, dès mon plus jeune âge, des règles tacites et des restrictions culturelles influencer beaucoup de mes rêves et désirs d’enfant. »
Des rêves comme rouler à vélo dans les rues de Kaboul ou même imaginer « que je pourrais jouer dans l’équipe féminine nationale de basket et briller à l’internationale n’avaient aucune chance de se réaliser. La vie de beaucoup de jeunes Afghanes est déjà tracée par les traditions et les normes sociétales. À cause de ces normes, il est incroyablement difficile de rêver d’une vie libre et indépendante. »
« Dès que j’ai commencé l’école, j’ai été déterminée à me libérer un jour de toutes ces contraintes étouffantes en travaillant d’arrache-pied. J’étudiais sérieusement, car je voyais la réussite à l’université comme le seul moyen de fuir la vie monotone et oppressante dans laquelle j’étais coincée. Pour moi, l’université n’était pas seulement un chemin vers un avenir meilleur, mais la seule manière d’échapper à cette vie répétitive et sans intérêt qu’on m’imposait. »
« Cette vie dans une famille qui ne laissait aucune place pour les rêves et les ambitions des filles m’a toujours fait souffrir. Je croyais toutefois qu’avec une éducation et des études couronnées de succès, je pourrais briser ce cycle et forger ma propre destinée. »
Un monde nouveau
En 2019 (1398 dans le calendrier afghan), à force de travail constant et de persévérance, « j’ai obtenu un diplôme en journalisme à l’université de Kaboul. L’université m’a ouvert les portes d’un monde nouveau, un endroit où j’avais l’occasion de rencontrer de nouvelles personnes, de me faire de nombreux amis et de mieux comprendre le monde autour de moi. Cette période de ma vie m’a montré qu’il existait un monde rempli d’idées et d’opportunités au-delà des frontières traditionnelles à l’intérieur desquelles j’avais grandi. Le journalisme a fait de moi une personne différente. »
« Ces études m’ont permis d’étudier plus en profondeur les médias et la communication de masse, mais aussi de voir les conséquences sociales et culturelles sous un angle différent. J’ai compris comment les médias peuvent avoir une influence sur des questions sociales clés, comme la croissance démographique, les inégalités, le consumérisme, la mode, l’identité sociale et même la violence ainsi que les conflits ethniques. »
« Le journalisme a fait de moi une personne différente. »
« Je me suis aussi rendu compte de l’importance et de l’influence que peuvent avoir les médias dans un pays comme l’Afghanistan, un pays qui connaît une grande diversité culturelle et religieuse, mais aussi des enjeux profondément complexes. Dans ce genre de sociétés attachées aux traditions, les médias ne sont pas juste des sources d’informations, ils peuvent aussi jouer un rôle décisif pour faire évoluer des comportements culturels et sociaux. Cette compréhension poussée du rôle des médias a façonné mon parcours en tant que journaliste et militante. »
Après la remise des diplômes, « j’ai commencé à travailler comme reporter pour le Conseil national de la République islamique d’Afghanistan en 2020. Cet emploi a été une nouvelle occasion pour moi de me familiariser avec les questions politiques et sociales qui agitent mon pays et de contribuer, en tant que journaliste professionnelle, à un changement et une prise de conscience. »
Toutefois, rien n’était stable en Afghanistan. Lorsque les talibans ont pris le contrôle du pays, la vie a radicalement changé pour tout le monde, en particulier les femmes. Après la chute de la république et la prise de pouvoir des talibans en 2021, les femmes ont rapidement vu leurs droits fondamentaux disparaître, comme le droit de travailler ou d’étudier. Comme beaucoup d’autres femmes, « j’ai perdu mon travail, et en un instant, tout ce que j’avais accompli a été effacé. »
Pain, Travail, Liberté
Le retour des talibans a fait beaucoup de tort au paysage culturel et social afghan. Les femmes et les filles sont descendues dans la rue pour manifester avec le slogan « Pain, Travail, Liberté » contre les restrictions qu’on leur imposait. Des mouvements contestataires sont nés, et les femmes courageuses qui y ont participé ont prouvé qu’elles ne reviendraient jamais en arrière. Elles ont montré qu’elles ne se tairaient pas face à l’oppression et sont devenues la voix de millions d’Afghanes. « Moi aussi, j’ai rejoint ce mouvement et, au côté d’autres femmes, je me suis battue pour la justice et la liberté. »
De 2021 à 2023, dans tous les médias « pour lesquels j’ai travaillé, j’ai axé mes reportages sur les questions liées aux femmes et à leurs droits. Durant cette période difficile, je me suis efforcée d’être la voix des femmes qui vivaient entourées de violence, de tyrannie et de restrictions. En 2022, j’ai travaillé comme reporter pour Radio France Internationale, et dans une émission appelée Récits de Femmes en Afghanistan, j’ai raconté les expériences et l’histoire de femme afghanes. J’ai aussi rédigé des reportages et des articles sur la vie des Afghanes pour plusieurs médias en ligne. »
Femme, Vie, Liberté
« Parmi les concepts qui ont toujours eu une signification spéciale pour moi, il y a la notion de “Femme, Vie, Liberté”. Pour moi, ces trois mots ne sont pas juste un slogan, ils constituent une vérité profonde au sujet de la vie humain. La liberté, la vérité et ma connaissance du pouvoir des médias m’ont toujours poussée à être la voix des femmes qui vivaient dans la privation et l’injustice. J’ai la conviction que les médias peuvent avoir un impact considérable pour permettre une prise de conscience et changer notre société. Cette conviction m’a motivée, en tant que journaliste, à faire connaître au monde les récits amers, douloureux mais malgré tout inspirants des femmes en Afghanistan. »
« Ces trois mots ne sont pas juste un slogan, ils constituent une vérité profonde au sujet de la vie humaine. »
Une source d’inspiration
Un récit que je n’oublierai jamais, c’est celui de Shamsia, une fille que sa famille a obligée à épouser un homme de 30 ans alors qu’elle en avait 15. Pour elle, ce mariage sonnait la fin de ses rêves et le début d’une vie de douleur et de souffrance. Shamsia a été obligée de réaliser des travaux ménagers difficiles et a fini par développer une hernie discale. Après son opération, elle a perdu l’usage de ses jambes et a été paralysée à vie, mais ce n’était que le début de son calvaire. Son mari a divorcé et l’a abandonnée à cause de son handicap physique.
Dotée d’un courage et d’une résilience incroyables, Shamsia réalise depuis 20 ans des travaux d’aiguille dans un coin de la maison de ses parents pour contribuer aux revenus du foyer. À l’aide d’un fil et d’une aiguille, elle peut non seulement gagner sa vie, mais aussi échapper un moment aux souvenirs douloureux de son passé. Son courage et sa patience m’ont toujours inspirée.
« En 2023, j’ai travaillé comme reporter pour le média afghan Khaama Press, mais les restrictions imposées aux femmes journalistes étaient immenses. Nous ne pouvions pas rencontrer de représentants importants ou mener librement des reportages à l’extérieur et avions l’interdiction de nous rendre dans un district ou une province sans être accompagnées d’un chaperon masculin. Même notre accès à l’information était fortement restreint. Dans les faits, il nous était impossible d’interviewer des membres du gouvernement ou des dirigeants. »
« Je veux être la voix des femmes et des filles. »
Finalement, devant les restrictions et les dangers de plus en plus grands rencontrés par les femmes journalistes, « moi aussi, j’ai été forcée d’abandonner mon travail et de quitter l’Afghanistan. » Le journalisme en Afghanistan n’avait plus de sens, étant donné que les talibans ne respectaient ni la liberté d’expression ni la liberté de presse. J’ai compris que si je poursuivais mon travail de journaliste en Afghanistan, je devrais suivre les ordres des talibans et présenter les faits en leur faveur, mais « je n’aurais pas pu me taire face à leurs crimes, et si j’avais essayé de dire la vérité, j’aurais mis ma vie en danger. C’est pourquoi j’ai décidé d’immigrer et de continuer mon travail de journaliste indépendante ailleurs. »
« Bien que la vie en exil et loin de mon pays natal soit difficile, je continue de travailler pour réaliser mes rêves. La situation en Afghanistan est sombre, mais quand je pense à mes rêves, je reprends des forces. J’essaie toujours de rester patiente et forte face aux difficultés. Je veux être la voix des femmes et des filles… »
Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Apolline DESCY, étudiante en MA2, Ecole de traduction et d’interprétation de l’ULB.




