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Journalistes exilés en Belgique : franchir la barrière de la langue

et - 8 avril 2022

L'exil des journalistes en Belgique implique pour beaucoup un changement de paysage linguistique. Acquérir le français ou le néerlandais est alors impératif s'ils veulent continuer d'exercer. Mais le chemin de ces apprentissages est semé d'obstacles que le Belge ne soupçonne pas toujours. Témoignages.

Illustration diversité
Image : Pixabay

« Il n’y a pas un exil. Ce sont toujours des exils ». Les mots de l’écrivain palestinien Mourid-al-Barghouti (dans son autobiographie J’ai vu Ramallah) le rappellent : l’exil est multiple. Il implique différents lieux, prend différentes formes. Celui d’Ibrahim Mahfoud, par exemple, commence il y a 8 ans lorsqu’il quitte la Syrie en pleine guerre civile. Journaliste opposé au régime de Bachar al-Assad, son départ se fait dans le secret et la crainte d’être rattrapé par les autorités. Après un bref passage au Liban, il s’exile définitivement en Europe. S’ensuivent cinq années passées dans un pays qu’il pense, le temps aidant, devenir le sien : l’Italie. Là-bas, un parcours est à reconstruire. « Je voulais continuer mon travail de journaliste, alors une des premières choses que j’ai faite, c’est apprendre la langue », raconte Ibrahim.

La langue, point de départ de tout projet, l’espoir auquel s’accroche l’exilé pour être accepté par le reste de la société. Au bout de deux ans d’apprentissage intensif, Ibrahim parvient à maîtriser un bon niveau d’italien, qui lui permet même d’effectuer un stage dans un média local, TV 2000. Mais pour diverses raisons qui ne sont pas de son ressort, Ibrahim ne parvient pas à décrocher un contrat de travail. Malgré sa volonté de rester, il est – encore – dans l’obligation de repartir. Cette fois, ce sera la Belgique comme nouvelle terre d’accueil, et le français, son nouveau vecteur d’intégration : « J’essaie de m’y mettre par tous les moyens possibles », assure-t-il

L’histoire d’Ibrahim est, par définition, singulière. Elle reflète cependant un point commun entre les parcours de tous les exilés : la nécessité de la langue pour s’adapter à son changement d’environnement. Son apprentissage est un défi en soi. Il l’est d’autant plus pour les journalistes dont la profession requiert de communiquer, d’échanger, d’interroger, et, à terme, de raconter des informations, à l’écrit ou l’oral. Sans la langue, le journaliste n’est plus. Son exil signifie aussi celui de sa langue maternelle, celle qui faisait jusqu’à présent son outil de travail indispensable : maîtriser celle de son nouveau pays est alors vital. Mais en Belgique, l’enjeu s’avère délicat.

Ibrahim Mahfoud

Un enseignement complexe

Ahmad Wali Ahmad Yar, chercheur à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) et Morgane Jourdain de la KU Leuven ont mené une enquête sur la qualité de l’enseignement linguistique dispensé aux migrants en Belgique. Pour cela, les deux chercheurs ont comparé les performances de trois catégories d’individus : les migrants européens, les migrants extra-européens et les migrants avec protection internationale, généralement présentés sous le statut de réfugiés.

Les auteurs soulignent en conclusion la défaillance du système d’enseignement des langues, qu’ils justifient par plusieurs facteurs. Ahmad Wali Ahmad Yar remet d’abord en cause le format des cours : « Les langues sont enseignées de la même façon aux migrants européens et aux migrants extra-européens alors qu’ils n’ont pas le même bagage culturel. Un migrant arabophone ou perse aura bien plus de difficulté à maîtriser le français ou le néerlandais car il devra d’abord apprendre un nouvel alphabet et de nouveaux sons ». Le chercheur pointe également l’attention portée sur la forme linguistique qui, selon lui, dessert la communication : « Cette façon de procéder, qui met l’accent sur la grammaire plutôt que sur la possibilité de se faire comprendre, est perçue comme démotivante et inutile à l’accomplissement des tâches de la vie quotidienne », explique-t-il.

A la fin de leur étude, Ahmad Wali Ahmad Yar et Morgane Jourdain font un constat sans appel : « Les cours de langue proposés en Belgique ne semblent […] pas jouer leur rôle de tremplin à l’intégration et il paraîtrait pertinent de les repenser comme tel plutôt que comme un enseignement classique de langue étrangère ». La situation apparaît d’autant plus préoccupante pour les migrants à protection internationale (statut qui concerne la plupart des journalistes exilés) qui arrivent en Belgique sans emploi. La maîtrise des langues locales – français ou néerlandais – devient donc « cruciale pour l’avenir professionnel des apprenants ».

A l’association En-GAJE, l’enseignement du français aux membres journalistes exilés est confié à Delphine Genries. Cette professeure de Français langue étrangère (FLE) œuvre bénévolement depuis le mois d’août 2021, à raison de deux heures par semaine. Elle doit composer avec des réfugiés aux niveaux extrêmement divers : « Il y a des personnes qui ne parlent pas du tout français mais seulement anglais et néerlandais parce qu’elles vivent en Flandre, d’autres qui parlent de simples rudiments de français parce qu’elles vivent à Bruxelles depuis quelque temps et, enfin, des individus qui ont simplement besoin de renforcer leur français à l’écrit, notamment pour des articles », explique Delphine.
Elle soulève une autre contrainte, d’ordre logistique : « Les journalistes ne sont pas toujours en capacité de venir à Bruxelles car ils habitent en Flandre, ou dans la région mais ne sont pas motorisés ». En attendant l’officialisation de leur statut de réfugié, ces journalistes se retrouvent en outre limités dans leurs déplacements en transports en commun. En guise d’alternative au présentiel, Delphine propose également des cours virtuels sur Zoom à ceux et celles qui ne peuvent se rendre au local de cours. Mais là encore, des difficultés techniques surviennent : « Certains n’ont pas le matériel informatique nécessaire ou pas de connexion 4G ». Et la professeure d’ajouter : « D’autres ne sont tout bonnement pas en état, moralement, de suivre ces cours ». 

L’objectif premier de ces leçons est de leur permettre de s’exprimer et de réaliser des démarches administratives. Elles visent dans un second temps à leur donner les clés pour exercer leur métier en Belgique : « Le programme est adapté en fonction de leurs objectifs personnels et professionnels », poursuit Delphine, en prenant l’exemple d’une journaliste avec laquelle elle travaille en ce moment sur l’écriture et la rédaction d’articles. Son nombre resserré d’étudiants (6 journalistes, présentiel et virtuel confondus) lui permet de s’organiser « au cas par cas ». En outre, l’enseignante dispense des cours sur des thèmes de société, d’autres liés aux relations internationales, le tout en évitant soigneusement les sujets historiques et géopolitiques, susceptibles d’éveiller des tensions entre les journalistes : « J’essaye de rester neutre », résume-t-elle. Un maître mot caractérise la méthode de travail de Delphine : « la flexibilité ». 

Malgré les contraintes, Delphine Genries juge son rôle « passionnant ». Elle mesure, par la même occasion, l’importance d’enseigner le français à des personnes « qui en ont vraiment besoin, pour vivre et travailler ». De fait, là est le premier défi proposé aux journalistes exilés, celui qui leur permettra de poser les bases d’un avenir en terre belge.

La promesse d’un nouveau départ

Rewaa Mershid quitte la Palestine en avril 2021, suite à son agression par des membres du Hamas qui lui reprochait de ne pas porter le hijab en public. Sa mésaventure est alors largement médiatisée autour du monde. Elle décide de rejoindre la Belgique où son mari Alaa, lui aussi Palestinien, exerce en tant que producteur de musique à Gand. La langue n’est d’ailleurs pas étrangère à ce choix de résidence : « Les gens parlent mieux anglais en Flandre qu’en Wallonie, c’est en partie ce qui m’a décidé à venir ici », confie-t-il. 

Rewaa Mershid et son mari Alaa Shublaq

La fin du mois coïncide, pour la journaliste, avec l’officialisation de son niveau 1 (A1) en néerlandais. Depuis janvier, elle suit, à raison de douze heures par semaine, des cours de langue au centre de formation pour adultes Kisp, en compagnie d’autres réfugiés palestiniens. Avec l’objectif de reprendre prochainement des études en journalisme, à Gand ou Bruxelles : « Je veux me laisser le choix pour le moment. » Pour postuler aux universités belges néerlandophones, Rewaa doit atteindre le niveau 8 (B2), chose qu’elle prévoit de faire « d’ici un an et demi ». Si l’anglais lui permet encore de communiquer au quotidien avec les locaux, elle sait qu’elle devra maîtriser le néerlandais si elle souhaite rester en Belgique sur le long terme : « le plus important pour s’intégrer dans un pays demeure la langue. » Mais outre un facteur essentiel d’assimilation, cette langue apparaît, pour Rewaa, comme « l’outil majeur du métier de journaliste ».

Ibrahim Mahfoud espère lui aussi retrouver les bancs de l’université. Après une expérience pour le moins éprouvante en Italie, où il ne put trouver de travail malgré ses qualifications professionnelles et son niveau B1 en italien, le journaliste, exilé de Syrie depuis 2014, arrive pour la première fois en Belgique en novembre 2017. Une de ses amies, Camille, lui propose de loger chez une certaine Marina, qu’il ne connaît pas encore. Au bout d’une semaine, les liens sont déjà étroits avec les enfants de Marina et achèvent de convaincre Ibrahim de rester en Belgique : « Les gens ici sont devenus ma famille et j’aime beaucoup les Belges, ils ne sont comme aucun autre peuple en Europe. » 

Ibrahim fut le premier journaliste en exil à bénéficier des cours assurés par Delphine Genries. Ces cours ne sont pas obligatoires et sont avant tout offerts aux « réfugiés qui le souhaitent », comme le rappelle Jean-François Dumont, président d’En-GAJE. Ils visent à ce « que le français ne soit plus un obstacle dans la vie quotidienne » des journalistes et que ces derniers puissent, à terme, « témoigner devant des publics scolaires ». Jean-François Dumont note des « progrès assez rapides » chez les exilés suivant cet enseignement. Ibrahim, lui, possède déjà le niveau B1. « Je peux écrire et parler en français mais j’ai encore du mal à le comprendre », explique-t-il. Et il ne compte pas s’en tenir là : « J’espère obtenir une bourse pour étudier le journalisme à l’ULB ou à la VUB ». Pour cela, il devra atteindre le niveau B2, voire C1.

Comme Ibrahim, Rewaa conditionne son avenir de journaliste à ses progrès en langue. À cette première épreuve, il faut rajouter la pratique du métier, qui n’est pas la même que dans son pays d’origine : « À Gaza, qui est une zone de conflit, le travail des journalistes consiste essentiellement à relater le déroulé des affrontements ». Le contexte politique change, le traitement de l’actualité également. Pour elle, toutefois, cela ne fait aucun doute : « il est plus difficile d’être journaliste là-bas, où il m’arrivait de marcher sur des cadavres, qu’ici en Belgique ».

Une autre culture du récit

Arrivé de Somalie en 2019, Ilyas Adam Hasan s’est mis au néerlandais six mois après son installation à Mechelen : « J’ai compris très tôt que la langue serait le principal défi », admet le journaliste. Ce dernier ne manque pas de ressources et compte déjà le somali, l’arabe, l’allemand et l’anglais à son actif. Pourtant, en Belgique, cela ne suffit pas : « pour les médias belges, seuls comptent le français et le néerlandais ». Les cours lui deviennent dès lors indispensables, mais pas seulement : « Les applications de traduction m’aident également beaucoup à communiquer », avoue-t-il.

Ilyas Adam Hasan

Si Ilyas continue à œuvrer ponctuellement pour des médias somaliens, ou comme consultant sur les questions liées à l’Afrique de l’Est, son souhait principal demeure de trouver des opportunités en Belgique. « C’est très dur pour l’instant » regrette-t-il. Pour que les journalistes exilés comme lui puissent travailler dans des médias belges, il préconise « qu’ils aient des stages spéciaux pour identifier leurs compétences ». En attendant que ce jour arrive, Ilyas travaille en tant qu’éditeur sur un projet de coopération entre des journalistes internationaux à l’Université de Mechelen. 

Ibrahim, lui, collabore à LATITUDES pour lequel il a déjà réalisé un reportage en français  (« Bruxelles : la rencontre entre Anouk et Hamahda »). Le début, peut-être, d’une renaissance professionnelle, à 3.000 kilomètres de sa Syrie natale : « Je me suis fait un bon réseau ici : j’ai des contacts à la télévision, à la radio, dans les magazines et les journaux ». L’espoir est grand chez lui de trouver une rédaction belge qui voudra l’accueillir. Toutefois, une autre question se pose encore : celle du ton à adopter dans ses articles en langue étrangère. Habitué à rédiger des textes en arabe empreints d’émotions, marqués par une forte subjectivité, il a découvert en Europe une autre culture du récit journalistique. « On me dit d’être un journaliste et pas un humain » déplore-t-il, « mais je ne peux pas être juste un reporter qui relate des faits ». 

La tâche est d’autant moins aisée pour le journaliste syrien que l’arabe compte plus de douze millions de mots, là où le français en compte, selon les dictionnaires, entre 60.000 et 100.000 : « Nous avons beaucoup de termes et, pour chaque situation, nous pouvons en utiliser un différent. Je peux être très précis dans mes articles en arabe mais en italien ou en français, je n’ai pas cette capacité. » Avant d’illustrer son propos par une métaphore bien sentie : « Dans la langue arabe, tous les mots sont comme une mer : sans limite. »

Garder (ou non) le lien avec la langue maternelle

Depuis la Belgique, Rewaa continue pour l’instant à collaborer avec les médias pour lesquels elle travaillait en Palestine. Si elle écrit de temps à autre des correspondances pour le journal libanais Raseef22, son activité principale est l’animation pour la radio en ligne Zaman FM, basée à Gaza. Dans son émission Al Kawa (littéralement « Au café »), elle interviewe des Palestiniens, installés en Belgique ou ailleurs en Europe, et à qui elle demande de retracer leur parcours individuel : « Beaucoup d’amis me demandent comment trouver autant de Palestiniens intéressants ici. Mais j’ai juste besoin d’aller sur Instagram et j’en trouve plein ! », s’amuse-t-elle. Cette émission, qui dure depuis 5 ans, est arrivée à son terme à la fin du mois de mars. Rewaa désormais prépare “l’après”.

Malgré la distance avec son pays d’origine, Rajabali Mazrooi continue de travailler pour certains médias iraniens. « Il en va de ma responsabilité, je ne le fais pas pour l’argent », affirme-t-il. Suite aux élections présidentielles de 2009 qui voient le président sortant Mahmoud Ahmadinejad l’emporter avec plus de 62%, des manifestations viennent contester les résultats. Le « mouvement vert », comme il est surnommé, est durement réprimé et Rajabali en est une des victimes collatérales : « Je travaillais au sein de l’Association des journalistes iraniens, des policiers sont venus et ont retenu plus de 200 de nos membres ». La situation est alors d’autant plus préoccupante pour Rajabali qu’il est un ancien député réformiste du Parlement iranien, et qu’il a mené campagne pour l’opposant malheureux à Ahmadinejad, Mir-Hossein Mousavi. Obligé de se cacher pendant un an, il décide finalement de rejoindre la Belgique où son fils, lui aussi journaliste, s’est exilé avant lui.

Rajabali Mazrooi / Photo : Frédéric Moreau de Bellaing

Une fois arrivé, il se lance dans l’apprentissage de la langue de Molière : « J’allais régulièrement aux cours de français, mais au début j’étais très occupé avec la couverture du « mouvement vert ». J’essayais d’apprendre du mieux que je pouvais ». Au point d’ambitionner de travailler pour un média belge francophone ? « Je n’ai pas essayé de travailler pour un journal en Belgique car, pour être journaliste ici, tu as besoin de penser comme un local ». Depuis trois ans, ses leçons se font en ligne, à raison d’une heure de cours par semaine. Aujourd’hui, il situe son niveau à A1. « Je prévois de continuer jusqu’à ce que je puisse parler et discuter avec les gens ». Son fils travaille maintenant pour la Persian BBC à Londres mais Rajabali, lui, ne se voit pas quitter la Belgique pour autant : « La vie est trop chère là-bas de toute façon. »

Il en est d’autres pour lesquels l’enseignement du français a été plus rapide. Arrivé du Venezuela en mai 2019, Luis Miguel Caceres Ortiz a déjà atteint le niveau C1. Ses cours de français (25h par semaine) lui sont dispensés par le programme d’Enseignement de promotion sociale (EPS) d’Anderlecht, Saint-Gilles et maintenant Uccle. « J’ai une amie vivant à Anvers qui m’a dit que le néerlandais n’était pas facile donc j’ai choisi le français car je parle espagnol et les deux langues se ressemblent beaucoup », explique-t-il. Le coefficient de similarité lexicale entre les deux langues romanes est, en effet, évalué à 0.75 (où 1 signifie identique) dans l’ouvrage L’Ethnologue de l’ONG SIL International.

Dans quelques jours, Luis Miguel commence un stage à la Evens Foundation d’Anvers et destiné aux journalistes en exil. Pour ce stage, il sera peut-être amené à se rendre en Ukraine pour photographier la guerre en cours : « J’ai proposé ce sujet et ils m’ont dit que c’était intéressant, mais j’attends encore la confirmation. » Au Venezuela, le journaliste couvrait les manifestations en réaction à la crise économique qui secouait le pays, raison pour laquelle il a été contraint de s’exiler. Il travaille toujours, depuis la Belgique, comme correspondant pour le média d’investigation El Pitazo. Luis Miguel est un habitué des zones de conflit et souhaite désormais mettre à profit son expérience du terrain sur le Vieux Continent. Depuis son arrivée en Belgique, il est notamment intervenu en tant qu’assistant-professeur à l’Institut des hautes études des communications sociales (IHECS) de Bruxelles. Son stage à la Evens Foundation lui permettra peut-être d’exercer, enfin, le métier qu’il ambitionne, « pour Belga News ou l’EPA (European Pressphoto Agency, ndlr) ». « Mon rêve est d’être basé à Bruxelles et d’être photographe de guerre partout dans le monde », révèle-t-il. Le bon usage des langues lui sera alors aussi utile que ses appareils…

 

Ce dossier a été réalisé au cours d’ateliers journalistiques d’étudiant·es de l’ULB, de la VUB et de journalistes d’En-GAJE.