L’ambigu « Convoi de lumière » de migrants syriens de Turquie vers l’Europe
Victimes de racistes turcs encouragés par certains partis politiques, des milliers de réfugiés veulent former une caravane de l’exode. Mais plusieurs observateurs, dont le HCR, y voient un danger.
Quand l’exil est préférable à la mort… Des dizaines de milliers de réfugiés syriens dans les pays voisins ont récemment opté pour une tentative désespérée de changer le destin. Après avoir fui leur pays, ils étaient devenus la cible quotidienne des racistes, là où ils espéraient se réfugier. Ainsi, en Turquie, ils sont des milliers à attendre l’heure zéro pour partir vers la frontière grecque, dans un exode massif qui serait le plus important depuis 2015.
Le « Convoi de lumière », ainsi est-il nommé, est dans ses dernières étapes de préparation, selon ses organisateurs sur Telegram. Cette application est le seul moyen de communication entre les membres du convoi. Elle annonce plus de 75.000 abonnés. Malgré ce nombre important, l’ambiguïté liée aux noms des organisateurs pèse sur la crédibilité et le succès de l’opération. Les informations sur le convoi, transmises via des messages ou des clips audio, ne fournissent aucune précision sur l’identité des organisateurs. Il est seulement question d’une personne nommée Jad Selim et d’une autre nommée Abdullah qui détient le statut de porte-parole pour les médias (les noms sont cités par Al Jazeera Net).
Un certain flou règne aussi sur la mise en route du convoi. Une déclaration récente, publiée par le compte officiel de l’organisation, annonçait son annulation définitive. Mais de nombreux participants sont sceptiques, suspectant cette déclaration d’être un piratage des passeurs qui protègeraient leur business. Le projet du convoi serait maintenu. Fin septembre, le premier groupe a d’ailleurs fait l’objet d’une attaque au point de rassemblement dans la ville d’Edirne.
Convoi de rêve ou convoi d’illusion ?
Nour est une femme de trente ans, mère d’un enfant d’un an. Elle vit avec sa famille dans la ville d’Antakya près de la frontière syrienne. « J’ai l’intention de rejoindre le convoi, déclare-t-elle. C’est très important pour moi. Je préférerais mourir sur la route en essayant d’assurer un avenir à mon enfant plutôt que de mourir ici à cause d’un coup de couteau ou d’une blessure par balle par un raciste turc. Le taux de survie dans les deux cas est égal. La caravane est un rêve et un espoir pour beaucoup et j’espère qu’il sera soutenu. »
D’un autre côté, Thaer, un avocat syrien basé à Idlib, déclare :« Je suis très triste des conditions de vie des Syriens en Turquie, et je suis encore plus triste quand je vois tout ce faux optimisme sur le convoi. Le convoi de lumière est une initiative politique turque pour faire pression et faire chanter l’Union européenne en faveur des intérêts turcs au niveau régional et international. Le convoi est une illusion, qui conduira ceux qui cherchent une nouvelle vie dans un bourbier de problèmes psychologiques, physiques et financiers. » Pour cet avocat, la Turquie a toujours essayé de faire chanter les Européens avec le dossier des réfugiés, et c’est exactement le but de ce convoi, malgré l’accord signé avec l’Union européenne en 2016 à propos des réfugiés.
Près de 3,5 millions de réfugiés syriens vivent en Turquie, ce qui en fait le pays le plus accueillant pour les Syriens fuyant la guerre, outre la naturalisation d’au moins 200.000 Syriens au cours de la période précédente.
Le 7 septembre 2019, le président turc Recep Tayyip Erdogan avait déjà menacé l’UE d’ouvrir les frontières pour que les réfugiés syriens affluent vers l’Europe. Il fit état d’une nouvelle menace de migration depuis la région syrienne d’Idlib le long de la frontière turque, appelant l’UE à fournir une aide financière adéquate.« Soit vous partagez le fardeau, soit nous ouvrons les portes. » Le 13 septembre 2019, le président turc avait réitéré sa menace à moins que davantage d’aides et de soutiens ne soient fournis à la « zone de sécurité ». Il avait alors déclaré à l’agence Reuters que « l’établissement d’une zone de sécurité à 32 kilomètres de profondeur dans le nord-est de la Syrie permettra aux réfugiés syriens en Turquie de retourner sur leurs terres et de répondre à tous leurs besoins en matière de logement, y compris l’éducation, la santé et l’abri. »
Une mise en garde du HCR en Turquie
Les coordonnateurs du convoi disent avoir contacté la Croix-Rouge Internationale et les Nations Unies, mais ils attendent toujours une réponse. Ils soulignent que ce convoi se distingue des autres par sa coordination et son organisation. Ainsi, chaque province turque a un groupe spécial sur l’application Telegram pour la communication et la coordination, et le convoi sera divisé en groupes de 50 personnes, dirigés par un superviseur, sous le contrôle d’un superviseur principal. À cet égard, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Turquie a mis en garde les réfugiés syriens contre les appels à participer à un convoi de masse visant à franchir illégalement la frontière turco européenne, et contre la « désinformation » diffusée sur les réseaux sociaux. Le HCR ne soutient ni n’encourage la participation à de tels convois, avertissant que de telles routes, qu’elles soient terrestres ou maritimes, pourraient entraîner de « graves conséquences » d’arrestation, de détention et même de mort. Le HCR a encore souligné que ses organisations partenaires n’étaient « pas impliquées » dans les appels à participer à de tels mouvements.
Une violence quotidienne contre les réfugiés syriens
Pour Yasmin, psychologue, « La tentative de fuite vers l’inconnu a de nombreuses raisons qui peuvent se résumer à des discours de haine et à des crimes racistes qui font des victimes. Cela s’ajoute aux conditions économiques difficiles qui ne permettent plus aux Syriens de payer le loyer de leur appartement malgré les longues heures de travail, parfois sans permis, ce qui conduit souvent à une expulsion forcée vers la Syrie ». Elle poursuit : «Les tentatives d’immigration clandestine ont augmenté, malgré les horreurs que nous voyons et lisons quotidiennement, surtout après l’annonce du rapprochement entre la Turquie et le régime de Bachar al-Assad. Renvoyer en Syrie les Syriens qui ont fui le régime équivaut à une condamnation à mort. Ces facteurs et d’autres augmentent le stress et l’anxiété, et influencent ainsi la bonne prise de décision».
La violence contre les Syriens est devenue un phénomène presque quotidien en Turquie. Dirigée d’abord contre les magasins et les entreprises syriennes ces dernières années, elle est passée à une nouvelle phase, plus vengeresse à l’égard des jeunes dans les villes et villages turcs. Le dernier de ces crimes a été le meurtre d’un Syrien de 17 ans, Faris Al-Ali, poignardé à mort par un groupe de jeunes Turcs, dans la province méridionale de Hatay au soir du samedi 3 septembre. Les autorités ont annoncé l’arrestation des assaillants. Début août, le jeune Syrien Mustafa Gulak a été abattu sur son lieu de travail à Istanbul par sept Turcs racistes. Avant cela, Nayef Al-Nayef, 19 ans, avait été tué dans une attaque similaire dans le quartier Bayrampasa de la capitale. En novembre 2021, trois jeunes Syriens ont été brûlés vifs par un Turc qui avait mis le feu à une résidence pour jeunes à Izmir. Ce ne sont là que quelques drames parmi les nombreux crimes racistes contre les Syriens.
Le thème majeur des prochaines élections turques
Les rapports sur ces crimes et les violations contre les réfugiés syriens sont rares en Turquie, tandis que certains partis lancent des accusations et incitent à la haine anti-Syriens dans la rue. Il s’agit là de calculs sordides liés à l’échéance électorale de l’été 2023. Le discours du président Erdogan sur un projet de retour volontaire d’un million de réfugiés syriens dans leur pays s’inscrit dans le cadre de l’apaisement des tensions internes. De son côté, Umit Ozdag, chef du Parti de la Victoire – un parti ultra-nationaliste fondé en 2021 – ne manque aucune occasion d’attaquer les réfugiés syriens, ce qui a conduit à une augmentation et à l’alimentation de campagnes et d’actes racistes à leur encontre. Ozdag a financé un court métrage dangereusement incitatif contre les réfugiés. Sous le titre « Silent Invasion », il imagine la Turquie en 2034, avec Istanbul détruite par les Syriens. Les autorités turques ont annoncé avoir porté plainte contre Ozdag en raison des fausses informations contenues dans le film, largement diffusées sur les réseaux sociaux.