Palestine : la fuite pour sauver sa vie (6)
Omayma Masoud, une journaliste ayant plus de 20 ans d’expérience, a été contrainte de quitter sa Palestine natale après avoir été menacée par le Hamas. En dédiant sa vie à sa profession et à la lutte pour les droits des femmes, elle a le sentiment d’avoir signé son arrêt de mort. Ce chapitre, qu’elle appelle « entre les rires et les larmes », constitue la sixième partie de son histoire. [Traduction de l'anglais]
Je me tiens devant ma feuille, le stylo à la main, mais les mots ne viennent pas. Alors, je prends mon ordinateur portable. Le clavier contient tellement de lettres que je les vois s’élever, se prendre par la main et danser en rond pour former des mots dans l’air puis retomber brutalement. Cette encre noire s’étend jusqu’à recouvrir le sol et à devenir la maîtresse de la scène.
Je recommence à taper sur mon clavier. Certains mots apparaissent à l’écran alors que d’autres phrases disparaissent. Des caractères se modifient en très grandes lettres capitales, puis s’effacent. Mais que se passe-t-il ? Les mots, expressions, phrases et paragraphes se bousculent dans mon esprit, mais certainement pas sur le clavier et à l’écran. Je suis incapable de mettre ces mots sur papier et d’écrire une histoire complète. Mon histoire, celle qui doit être racontée.
Chaque fois que j’essaie de la mettre en mots, tous les sentiments et les émotions remontent à la surface. Tous à la fois. Trop d’émotions. Trop à supporter. Je regrette de ne pas pouvoir aborder un seul sentiment à la fois. Je voudrais pouvoir les décrire en détail. En réalité, l’écriture de mon expérience passée me fait revivre physiquement et mentalement ce moment, comme si je la vivais à cet instant.
J’ai encore l’impression de flotter sur cette rivière agitée. Cette rivière a vu se succéder tellement de vies, de détails, de noms, de nationalités, de visages, de yeux, de mains tremblantes, de cœurs qui battent, de prières, d’espoirs, de désespoirs, de peurs et de luttes pour la lumière. Une véritable guerre qui durerait toute une vie.
Chaque rocher et chaque tournant constituent une bataille. Pour lutter contre les mots et les lettres qui s’emmêlent dans mon esprit, j’essaie de visualiser les personnes qui m’accompagnaient. Les regards froids dominent mon esprit et effacent tous les autres souvenirs, pour laisser place à des dizaines de visages flous, qui deviennent de plus en plus précis. Ces visages ne cessent de se rapprocher. Ils apparaissent de plus en plus grands, comme s’ils voulaient occuper mon esprit entièrement à eux seuls. Un visage vieilli, ridé, qui transmet de la tendresse et du réconfort alors que ses yeux chaleureux offrent un sentiment de sécurité. Je peux encore entendre sa voix murmurer les mêmes mots et prier pour moi afin que je réalise mon objectif.
Je me suis surprise à répéter ses prières à haute voix pendant que mes doigts se mettaient à taper sur les touches du clavier et que les mots et les phrases apparaissaient sur mon écran.
Alors que j’étais assise dans un café dans le but de trouver un autre passeur pour réaliser un nouveau voyage de la Turquie vers la Grèce, j’ai fait la rencontre de cette vieille femme turque, qui voulait me vendre des roses.
Nous étions en fin de matinée d’une journée chaude et ensoleillée de mi-septembre 2018. En souriant au serveur, j’ai commandé une tasse de café tout en lui demandant les noms et les numéros des passeurs. À son tour, celui-ci m’a demandé où je voulais aller exactement et par quelle voie : maritime ou terrestre. Sans hésitation, je lui ai répondu par une seule phrase :
- Tout ce que vous avez.
Le serveur est parti pendant quelques instants. À son retour, il m’a fourni le nom et le numéro WhatsApp de dix passeurs. Les noms étaient étranges : Al khal (oncle) Mohamed, Al khal Abu Khaled, Al khal Jano, et Al khal Hamouda. Tous commençaient par le mot Al khal.
Sur place, j’ai passé quelques appels et j’ai choisi le voyage le plus proche dans le temps. J’ai décidé de partir le lendemain, car tous les prix étaient les mêmes, tout comme les promesses d’un voyage sûr et court.
J’ai eu toute la journée pour me préparer au départ, en gardant à l’esprit les enseignements tirés du voyage précédent. J’ai acheté des bonnes chaussures de marche noires, une veste en cuir vert foncé, un pull noir, un pantalon noir et un sac à dos noir de taille correcte, à la fois solide et léger. Je me suis assurée de garder ma petite bouteille de parfum avec moi. J’ai également acheté suffisamment de bouteilles d’eau, de pain, de boîtes de conserve et, surtout, suffisamment de spray antimoustique pour deux jours. Je croyais que le voyage durerait beaucoup moins de deux jours si nous ne nous faisions pas prendre. À ce moment encore, j’étais naïve. Comment pouvais-je anticiper ce qui se produirait sur ma route ? Je me sentais bien et optimiste pour ce voyage. Je pensais avoir vécu plus de choses que quiconque dans cette vie.
« J’ai choisi de visiter le grand bazar d’Istanbul »
Même si je n’avais pas bien dormi la nuit précédente, j’ai décidé de visiter Istanbul et d’en profiter avant de partir pour ma destination. Certains membres de ma famille et certains de mes amis vivaient dans cette ville. J’avais envie de les contacter et de les voir, mais je me retenais. Ma mission ne devait pas être interrompue. Aujourd’hui, j’ai l’intime conviction que je ne voulais pas que quelqu’un ou quelque chose me fasse changer d’avis. Personne ne savait pourquoi je partais. Personne ne comprendrait comment je pouvais tout laisser derrière moi et me livrer à l’inconnu.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur Google Maps, j’ai choisi de visiter le grand bazar d’Istanbul (Kapalı Çarşı). Je voulais me fondre dans la foule pour faire passer le temps. Munie de mon sac à dos, je me promenais dans les rues de la ville. Je suis entrée dans le bazar où se trouvait un véritable labyrinthe de couleurs et de merveilles, de soie et d’argent, d’art et d’objets artisanaux. Une vague de beauté infinie m’a envahie et m’a portée jusqu’au vieux marché de Gaza. Bien qu’il ne soit modeste par rapport au grand bazar, l’odeur des épices et des différents types d’encens a réveillé en moi le mal du pays.
J’ai aperçu un homme d’une soixantaine d’années, très foncé de peau, très maigre et aux traits moyen-orientaux ainsi qu’une femme à l’allure étrange. Ils me pointaient du doigt et chuchotaient entre eux. Je les ai regardés, cherchant à savoir si je les connaissais, mais en vain.
J’ai emprunté une autre ruelle étroite pleine de boutiques d’or et de bijoux. Alors que je contemplais les créations étincelantes en or et les bijoux ornés de pierres précieuses et peut-être de diamants, j’ai vu dans la vitrine les reflets l’homme et la femme, qui me suivaient.
Je me suis arrêté et me suis adressé à eux en arabe :
- Bonjour, que se passe-t-il ? Puis-je vous aider ?
Ils se sont mis à parler en même temps, en remerciant Dieu du fait que je parlais arabe meme si je n’en avais pas l’air. Ensuite, la femme a dit à son mari :
- Demande-le-lui.
- En fait, nous aimerions savoir où vous avez eu votre sac à dos. Nous en avons besoin de deux de toute urgence.
- Oh, pas de problème. Je l’ai acheté au grand marché dans le quartier d’Aksaray.
- C’est loin. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Pouvez-vous nous aider à en choisir deux bons dans ce marché ?
- D’accord.
Alors que je me promenais avec le couple d’un magasin à l’autre, je riais tellement des blagues de la femme et des flirts avec son mari, que j’ai presque pleuré en entendant leur histoire.
Le couple, Aram et Zahia, était des Kurdes syriens. Ils parlaient couramment l’arabe, tout en maîtrisant le dialecte syrien, qui m’est cher. L’homme était calme et la femme était bagarreuse, mais avec un grand sens de l’humour. Chaque mot, chaque geste, chaque regard, chaque expression sur son visage déclenchait un rire dans mon cœur avant d’atteindre mes lèvres, même lorsqu’elle me racontait pourquoi ils avaient fui la Syrie.
« Il valait mieux que nous ne sachions pas »
Spontanément, la femme m’a raconté qu’ils vivaient dans un tout petit village, dont je ne me souviens pas du nom, à la frontière irako-syrienne et près de la frontière turque. Son mari avait passé la majeure partie de sa vie en détention dans les prisons irakiennes et syriennes, car il était trafiquant de drogue. Zahia n’avait qu’un seul fils, qu’elle élevait seule, mais elle possédait de beaucoup d’argent grâce au trafic de drogue. Cette situation lui permettait de vivre confortablement et d’avoir tout ce qu’elle souhaitait et tout ce dont elle rêvait.
Les choses ont complètement changé lorsque son mari a été impliqué dans la traite d’armes et plus seulement dans le trafic de drogues. Il a failli être tué dans l’une des nombreuses explosions dans les marchés de Bagdad. D’une part, il se sentait tellement coupable d’avoir aidé à fournir des bombes et des armes aux tueurs et d’autre part, il était content qu’on lui donne une chance de survivre, de changer sa vie et d’arrêter la contrebande. Cependant, les groupes armés en Irak et en Syrie ont fait pression sur lui pour qu’il continue à leur fournir des armes illégalement. S’il refusait, ils l’avaient menacé de tuer son fils, qui était maintenant marié et père de trois enfants.
La totalité de ses économies a été versée à des groupes pour payer la rançon de son fils et de sa famille. Avec ce qui lui restait, il a financé des passeurs pour emmener son propre fils, ses belles-filles et ses trois petits-enfants en Europe, plus précisément en Suisse. À présent, c’était à leur tour d’essayer d’échapper aux menaces de ces groupes armés. L’heure était venue de cesser de leur fournir des armes ou de révéler aux autres groupes le détail de l’armement. Lorsque j’ai tenté de savoir qui étaient ces groupes, le visage de la femme s’est assombri. La voix tremblante, elle m’a dit qu’il valait mieux que nous ne sachions pas.
Soudain, elle a changé de sujet en une fraction de seconde et ses yeux se sont remis à briller lorsqu’elle a dit :
- Nous allons en Suisse. Je suis impatient de serrer mon fils et mes petits-enfants dans mes bras. C’est mon unique souhait.
Le téléphone portable de l’homme a sonné, il s’est éloigné pour répondre. Ensuite, il est revenu en vitesse, a attrapé sa femme par le bras et m’a fait signe en disant : « Nous devons partir » … et ils ont disparu dans la foule.
Quelques minutes plus tard, j’ai été saisie par la sonnerie d’alarme de mon téléphone qui a sonné quatre heures de l’après-midi et le bruit de la notification sur WhatsApp, ce qui m’a ramené à la réalité.
Le message reçu contenait une adresse, où je devais me diriger immédiatement.
J’ai couru jusqu’à la rue principale, j’ai fait signe à un taxi, j’ai donné l’emplacement au chauffeur et le voyage a commencé. En 20 minutes, le taxi était déjà sur l’autoroute en dehors d’Istanbul, et se dirigeait vers la petite ville de Çatalca. Cette dernière regorgeait de touristes à vélo équipés de leur matériel de randonnée, mais aussi de femmes vêtues de longues robes et portant le hijab. Le taxi s’est arrêté devant un petit bâtiment de deux ou trois étages.
Un homme est sorti et le chauffeur a crié quelques mots en turc. À ma grande surprise, il s’est adressé à moi dans un arabe approximatif, en me demandant si je m’appelais Omayma. Comme j’ai répondu positivement, il a ouvert la porte de la voiture et m’a dit de rentrer rapidement dans le bâtiment. Je me souviens très bien avoir pensé : « C’est reparti, cours, vite, vite. Pour qui me prennent-ils ? »
« Ils n’ont pas l’habitude de voir une femme arabe sans hijab »
Je voulais payer le chauffeur, mais l’autre homme m’a dit que c’était inclus dans le prix et qu’il allait s’en occuper.
- « Voulez-vous une tasse de café ? », m’a demandé en souriant chaleureusement une femme d’âge moyen aux cheveux blonds qui portait des vêtements de sport.
- J’en serais ravie. Merci.
- Entrez, je vais vous apporter une chaise. Préférez-vous peut-être vous joindre à nous en vous asseyant sur le sol ?
- Une chaise, s’il vous plaît.
- D’accord.
Je l’ai suivie dans un couloir à moitié éclairé, en passant devant des pièces dont les portes étaient ouvertes. Des personnes y travaillaient sur des machines à coudre.
Les hommes levaient la tête et lorsqu’ils me voyaient, ils murmuraient quelque chose en kurde, une langue que je ne comprenais pas. Ils s’adressaient les uns aux autres pour qu’ils fassent attention à moi. Je me sentais si mal à l’aise que je me suis tournée vers la femme :
- Que se passe-t-il ? Pourquoi tout le monde me regarde-t-il ? Que disent-ils ?
- Ne t’inquiète pas. Ils n’ont pas l’habitude de voir une femme arabe sans hijab, surtout des Anfar (personnes destinées à être transportées en Grèce).
- C’est de ça qu’ils parlent ?
- Non, ils disent que les Anfar sont déjà là. Ils sont heureux d’être payés aujourd’hui.
- Payés par qui ?
- Je ne peux pas répondre à cette question. Voici la chaise. Asseyez-vous.
J’avais le cœur serré en entendant cette phrase et un sentiment de peur terrible s’est emparé de moi. Elle m’a laissée seule dans la pièce, mais, rapidement, de nouveaux arrivants m’ont rejoint. À ma grande surprise, Aram et Zahia sont entrés dans la pièce.
Ces derniers sont devenus mes compagnons de ce voyage et du suivant. Lorsque le destin a mis ces personnes sur ma route pour qu’elles partagent un bout de mon histoire, je n’avais pas idée que nous allions vivre ensemble, durant des jours et des nuits, des événements hors du commun, des moments d’obscurité et de légèreté, des moments remplis de rires et de larmes.