—  Récits  —

Palestine : la fuite pour sauver sa vie (1)

- 9 février 2022

Journaliste professionnelle depuis 1999, Omeyma Masoud a dû quitter la Palestine, après que le mouvement Hamas a tenté d’en faire son porte-parole. Durant sa carrière, elle a consacré toute sa vie au journalisme et à la lutte pour les droits des femmes. Menacée, en 2018, elle décide de fuir. Voici la première partie de son récit : de Gaza à l'entrée du désert du Sinaï (Egypte). [Traduction de l'anglais]

Je n’ai pas eu le luxe de choisir un jour précis pour partir. C’était un mercredi de septembre 2018 pendant la vague de chaleur qui a frappé Gaza.

Avec juste une grosse valise et un sac à main, j’ai dit au revoir à ma sœur, fermé la porte de ma maison et je lui ai remis les clés. Il était 7 heures du matin lorsque je suis montée dans le taxi pour me rendre au poste frontière de Rafah, au sud de la bande de Gaza. Le trajet a duré quarante minutes, mais pour moi, c’était une éternité.

Plus tôt dans la semaine, j’avais réussi à vendre mon appartement qui était situé dans le quartier le plus luxueux de la magnifique ville de Gaza. Vendre mon foyer a été difficile, mais nécessaire pour financer mon voyage ou plutôt ma fuite.

J’ai payé 2.000 dollars à un homme nommé Abu Mahmoud pour qu’il coordonne mon passage par le poste frontière de Rafah sans m’enregistrer auprès des autorités du Hamas et sans que mon nom soit inscrit sur les listes de voyageurs, selon le procédé utilisé pour voyager à Gaza.

En regardant par la fenêtre du taxi, j’essayais de mémoriser tous les petits détails de la vue qui s’éloignait, de ma maison, de mon jardin, des silhouettes agitant la main, de ma sœur et de ma nièce adorée, la petite Omayma, puis, des rues, des bâtiments, des magasins, des écoles, des arbres, des rivages. Au fond de mon âme, je sentais que c’était la dernière fois que je les voyais. J’ai retenu mes larmes si fort que j’ai eu des crampes d’estomac.

Passer le côté palestinien du poste frontière de Rafah n’a pas pris beaucoup de temps, car l’argent que j’ai payé d’avance m’a débarrassée de tous les obstacles. Un vieux bus rouillé a emmené les voyageurs jusqu’au côté égyptien du poste frontière, où c’était une tout autre histoire.

J’ai pris la main de l’autre Omayma, j’ai couru pour prendre nos valises et sortir dans l’espace du désert du Sinaï, la porte nord-est de l’Égypte

J’ai commencé à développer d’étranges sentiments contradictoires : du soulagement pour avoir traversé les frontières sans avoir été découverte, et de la peur, de l’anticipation et de l’appréhension pour ce qui pourrait se passer dans les jours à venir.

Avec beaucoup de difficultés, j’ai essayé de me frayer un chemin parmi des centaines de voyageurs attroupés devant seulement deux officiers pour présenter mon passeport afin qu’on m’accorde l’entrée en Égypte, craignant d’être renvoyée à Gaza.

Des insultes et des jurons ont retenti, ordonnant aux gens de reculer et d’attendre que les agents aient pris leur petit-déjeuner, qui a duré deux heures avant qu’ils ne réapparaissent.

Je sombrais dans mon corps fatigué, traînant les pieds gonflés et cherchant un endroit où me blottir. Je ne voyais pas le sol. Les dormeurs remplissaient chaque recoin du hall.

J’ai failli tomber à terre lorsque deux jeunes hommes se précipitèrent pour me prendre la main et m’aider à me relever.

« Est-ce que vous allez bien ? »

« Non, je ne vais pas bien. J’ai besoin de m’asseoir. Je veux dormir. »

Ils ont demandé à des femmes de faire de la place pour que je puisse m’allonger à côté d’elles. Elles ont utilisé leurs bagages comme barrière autour de moi pour me donner un peu d’intimité. Dès que ma tête a touché le carrelage dur et froid, je me suis endormie immédiatement.

J’ai rêvé de mon père qui me tapotait doucement l’épaule et me murmurait de sa voix profonde et chaleureuse : « Je suis inquiet pour toi face aux difficultés et aux adversités qui t’attendent et je veux que tu te concentres uniquement sur la lumière au bout du tunnel. C’est ta délivrance. » Une lumière vive m’a éblouie et j’ai réalisé que c’était le matin.

La journée s’est répétée comme la précédente, l’attente, la monotonie du temps, la paresse des heures, l’attroupement à l’apparition des deux officiers et la retraite, sous les insultes et les jurons des officiers.

Une fois la nuit venue, j’ai préparé ma place. Je me suis assise avec d’autres dans un cercle qui partageait beaucoup de cœurs brisés et de vies déchirées ; des histoires qui attendaient d’être racontées. Je serais honorée d’en être la conteuse.

Yhia, un bel homme de 26 ans, vivait dans le camp de réfugiés d’Al-Shati, à l’ouest de la ville de Gaza. Il était marié depuis trois ans et vivait avec sa femme dans une pièce de la minuscule maison branlante de sa famille. Il possédait un petit magasin de réparation de téléphones portables, qui a été entièrement détruit par les bombardements israéliens lors d’un cycle d’escalade de violences.

Il n’avait pas les moyens d’acheter les médicaments nécessaires à la grossesse de sa femme, qui a fait trois fausses couches. Les larmes coulaient sur son visage lorsqu’il m’a raconté : « J’ai tout perdu, si les Egyptiens ne m’accordent pas l’entrée en Egypte, je retournerai à la frontière d’Al-Awda pour être tué par les Israéliens. Je veux m’envoler vers un endroit meilleur sur terre ou dans le ciel.»  Il me serait impossible d’oublier son regard ; il révélait l’obscurité et le désespoir de son âme. Je reviendrai plus tard à l’histoire de Yhia pour sonder son âme à travers ses yeux dans une autre partie du monde.

Une grande famille était assise avec ses enfants en cercle serré sur le sol sale et poussiéreux de la salle des voyageurs, discutant, mangeant pendant que les enfants jouaient, pleuraient et riaient en même temps. Ils remplissaient mes yeux et mes oreilles de tant de bruit réconfortant et de tristesse joyeuse. J’ai offert aux petits enfants toute la nourriture que j’avais sur moi. J’ai donc rejoint le cercle et j’ai appris leur histoire.

Kamal, un homme de 43 ans, père de onze enfants de tous âges ; l’aîné avait vingt ans et le plus jeune deux ans. Il était très grand mais très mince avec un visage grave, pâle, fatigué et long. Sa femme Salwa n’était pas en meilleure condition que lui. Salwa avait pourtant cinq ans de moins que lui.

Kamal était un officier de l’un des services de sécurité de l’Autorité nationale palestinienne et un membre actif du parti Fatah, ce qui constitue un crime odieux pour les dirigeants religieux de Gaza.

Kamal a été soumis à des enquêtes tant de fois et a été prisonnier dans les prisons du Hamas pendant différentes périodes. Au total, comme il me l’a dit : « J’ai perdu cinq des meilleures années de ma vie ; j’ai manqué les naissances de certains de mes enfants, les premiers pas et les premiers mots de certains. Comment diable aurais-je la chance de vivre de tels moments à nouveau ? De plus, on m’a mis à la retraite anticipée obligatoire. J’avais perdu la moitié de mon salaire mensuel et cela ne suffisait pas à nourrir ces bouches affamées, même avec uniquement du pain. Le Hamas nous poursuit toujours, moi et mon fils aîné. Je ne veux pas vivre le jour où ils le mettront en prison en sachant exactement comment il sera torturé à l’intérieur. J’ai vendu la maison que j’avais héritée de mon père pour financer ce voyage. Je n’ai plus rien, sauf mes enfants et ma femme. Je veux qu’ils vivent une vie décente aussi longtemps qu’ils le peuvent. »

C’est le troisième matin, avec une vision floue, je pouvais voir des yeux effrayés, des âmes anxieuses et des oreilles attentives, impatientes d’entendre le nom de quelqu’un dans le haut-parleur pour annoncer la fin d’une attente pénible qui atteint la dignité humaine. Avaient-ils vraiment appelé mon nom ?

J’ai volé joyeusement vers les deux officiers pour recevoir mon passeport tamponné avec un visa d’entrée en Egypte.

Une autre main s’est tendue en toute hâte, me poussant sur le côté. Je l’ai regardée, c’était une jeune fille voilée qui criait : « C’est moi, c’est moi, je m’appelle Omayma. » L’officier nous a regardées toutes les deux en disant : « Qui est Omayma ? » Nous avons toutes les deux répondu : « C’est moi. » Il a reposé le passeport et en a pris un autre, l’a ouvert et a appelé le nom Omayma à nouveau. Il a ri jusqu’à en pleurer. Il a pris le premier passeport, l’a rouvert et a appelé le nom de famille. C’était le mien. Le deuxième passeport est celui de la jeune fille. Soulagée, je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas regardé les photos ? Il a eu l’air surpris et a dit : « Bonne question, fiche le camp d’ici avant que je ne change d’avis et que je te garde ici pour toujours. »

J’ai pris la main de l’autre Omayma et j’ai couru pour prendre ma valise et la sienne et sortir par la porte d’arrivée dans l’espace infini du désert du Sinaï, la porte nord-est de l’Égypte.

Les deux Omayma n’ont fait qu’une en négociant le prix du taxi avec les cinq autres passagers étrangers, puis n’ont fait qu’une en partageant leur nourriture, leur eau et leur compagnie.