Palestine : la fuite pour sauver sa vie (7)
Omayma Masoud, une journaliste ayant plus de 20 ans d’expérience, a été contrainte de quitter sa Palestine natale après avoir été menacée par le Hamas. Elle a le sentiment d’avoir signé son arrêt de mort en dédiant sa vie à sa profession et à la lutte pour les droits des femmes. Dans ce septième chapitre de son récit, elle rencontre une mère en deuil lors d’une nouvelle tentative pour atteindre la Grèce. [Traduction de l'anglais]
Des rires intermittents se faisaient entendre, jusqu’à ce que deux petites têtes jettent un coup d’œil par la porte ouverte : celles de deux petites filles. Je n’ai jamais vu de visages plus beaux que ceux-là, angéliques avec leurs yeux verts. Ces deux jeunes filles syriennes ont précédé l’arrivée de leurs parents. Leur mère en était au neuvième mois de grossesse avec un ventre énorme, mais elle était aussi étonnamment belle.
Les deux gamines ne pouvaient s’empêcher de rire, de parler, de crier et de courir l’une derrière l’autre parmi les personnes entassées dans la pièce, lieu de rassemblement où les candidats au passage venus de différents endroits devaient attendre en vue de commencer leur voyage vers la Grèce. Les hommes ont alors dû sortir de la pièce et se rendre dans les couloirs, laissant les femmes et les enfants à l’intérieur.
La plupart étaient des Syriens. Il y avait là un autre homme et sa femme avec une jeune fille d’environ huit ans, une famille avec un garçon de quatre ans et bien sûr Aram et Zahia, le vieil homme et sa drôle de femme. Il y avait aussi quatre autres jeunes hommes de Syrie et d’Irak. Tous étaient kurdes et ils parlaient kurde tout le temps, même s’ils connaissaient l’arabe comme langue maternelle.
À la tombée de la nuit, le passeur est arrivé. Il était lui aussi kurde et s’appelait Luqman. Il a demandé nos noms et nous a divisés en deux groupes. Chaque groupe était censé partir à son tour et sauter immédiatement dans une voiture qui attendait devant le bâtiment.
En moins de cinq minutes, les deux voitures roulaient sur l’autoroute en direction d’Edirne. J’ai eu la chance d’être dans la même voiture qu’Aram et Zahia, le couple kurde, qui n’a pas cessé de se quereller et de plaisanter pendant tout le voyage de quatre heures, jusqu’à ce que la voiture ralentisse, éteigne ses phares et s’avance sur une route sablonneuse et cahoteuse entre les champs. Je pouvais dire que ce n’était pas la même route que celle que j’avais empruntée au cours du premier voyage.
Nos destins et nos vies étaient la proie
Les passagers ont dû sortir des deux voitures qui sont reparties précipitamment, soulevant un tourbillon de poussière les cachant à notre vue. Quand la poussière est retombée, les voitures avaient disparu. Luqman, le passeur, a pris le contrôle du groupe et a donné l’ordre de se déplacer dans le champ jusqu’au bosquet d’arbres le plus proche. Nous avons suivi dans un silence total qui n’a été rompu que lorsque les deux petites filles pleuraient ou riaient.
Nous n’avons pas attendu longtemps jusqu’à ce que les ordres retentirent de courir vers la route sablonneuse. Alors que nous approchions de cette route, deux autres voitures sont apparues et nous sommes montés à leur bord très rapidement.
Les véhicules ont traversé les villages turcs à une vitesse effrayante, puis encore une fois on nous a dit de sortir et de nous cacher derrière les arbres, d’attendre un certain temps, puis de courir pour sauter dans d’autres voitures. Cela s’est répété quatre ou cinq fois. Enfin, Luqman nous a annoncé qu’il n’y aurait plus de voitures et que nous devions marcher à partir de là. En fait, nous étions beaucoup plus proches des frontières avec la Grèce que ma première tentative. Nous avons marché pendant seulement 40 minutes puis j’ai entendu le rugissement de la rivière qui se faisait de plus en plus fort, jusqu’à ce que je voie les eaux couler en colère. J’imaginais la rivière comme un monstre affamé qui rugit avant de se jeter sur sa proie et de la dévorer. Nos destins et nos vies étaient la proie.
Le passeur a ôté son sac à dos, l’a ouvert et a sorti un objet plié qui s’est avéré être le bateau en caoutchouc qui allait nous transporter de l’autre côté de la rivière, vers un autre chapitre de l’histoire. Les hommes ont aidé à tour de rôle, à gonfler le canot en caoutchouc puis l’ont caché entre les arbres, l’herbe haute et les buissons. Nous étions censés attendre deux heures avant de traverser la rivière. J’ai demandé au passeur pourquoi nous devrions attendre ?
« Pour se reposer, manger, fumer, a répondu Luqman, mais surtout jusqu’à ce que les patrouilles de police du côté grec, les patrouilles de gendarmerie turques du côté turc et les commandos les plus dangereux s’éloignent.» Plus tard, j’ai appris de façon tragique qui étaient les commandos et j’ai compris pourquoi il disait que c’étaient les plus dangereux. Ils étaient à quelques jours de moi.
« Dormez un peu », a conseillé Luqman.
J’ai essayé de dégager un endroit pour m’asseoir et me reposer, sachant que je ne pourrais pas dormir. Comment quelqu’un dormirait-il dans ce froid ? Où la chaleur du jour avait-t-elle disparu ? Il faisait extrêmement froid. J’ai sorti ma veste en cuir de mon sac et je l’ai mise, en essayant de me sentir au chaud, mais je tremblais encore. J’avais peur.
« Tais-toi et obéis »
Zahia, la drôle de Syrienne a rampé puis s’est assise à côté de moi, me demandant une cigarette. Elle a ricané quand elle alluma la cigarette avec son briquet étincelant mais elle a avalé son rire de travers quand Luqman a sauté et lui a arraché le briquet de la main en disant : « Je crois que je dois vous répéter les règles du voyage. Je suis le patron et je suis le seul à avoir mon mot à dire sur quoi que ce soit, détail ou chose importante. Tournez le dos aux espaces ouverts ou aux routes quand vous allumez des cigarettes, pas de grosse voix ou de rires, pas de bagarres entre vous. S’il arrive, vous retournerez en Turquie mais moi je serai condamné à 25 ans de prison si quelqu’un dit que je suis le passeur. Je gagne mon autorité sur vous en risquant ma liberté. Les règles sont ‘Tais-toi et obéis‘. »
Zahia a murmuré : « Mon mari a préféré passer la plus grande partie de sa vie en prison parce qu’il n’a jamais réussi à me faire taire. Si ce Luqman prétend y arriver, il finira aussi en prison.» Luqman a ri et lui a dit : « Je ne peux pas contester cela. »
Le silence s’est emparé de nous en attendant la prochaine étape. Les enfants se sont endormis, sauf un – l’enfant de quatre ans qui a insisté pour sortir un petit soldat du sac de sa mère et jouer, mais qui se disputait avec le jouet et faisait beaucoup de bruit. Le garçon voulait aussi réveiller les deux petites filles pour qu’elles jouent avec lui. Ses parents ont tout fait pour le convaincre de se taire. J’ai tendu la main au garçon et lui ai dit de venir près de moi. Il vint et s’assit sur mes genoux. Sa mère m’a souri et nous avons commencé à parler en chuchotant. Elle m’expliqua pourquoi ils se trouvaient au milieu de nulle part avec moi.
La famille vivait dans la ville d’Alep, qui a été attaquée avec des bombes à fragmentation. Son beau-père appartenait aux forces d’opposition au régime syrien. En décembre 2016, une trêve a eu lieu mais elle a été rompue par des tirs d’artillerie en janvier 2017. Ce jour-là, elle a perdu son fils de sept ans à cause d’un éclat d’obus tiré par l’artillerie. « Je m’enfuyais de chez nous en tenant la main de mon fils et en tenant mon autre bébé de l’autre bras. Mon fils m’a lâché la main alors qu’il tombait par terre. Du sang coulait de sa tête. Il est mort sur le coup. Nos vies dans cet endroit sont mortes avec lui au même moment. Je lui tenais la main. Je l’ai perdu en un clin d’œil. »
Elle ne pleurait pas, mais j’ai ressenti son immense douleur et le chagrin qui se reflétait dans son regard. Elle me fixait comme si elle voyait cette scène se dérouler à nouveau. J’ai survécu à trois guerres à Gaza et je connais exactement cette douleur, ce chagrin, cette perte, ce vide et cette question sans réponse : pourquoi les enfants paient-ils le prix de leur vie alors que les coupables s’en sortent ?
Ecouter les mères
« Je ne peux pas me pardonner, reprit-elle. Je me sens tellement coupable. Je ne pouvais pas protéger mon fils. J’ai dû le laisser mort sur la route et courir avec mon autre bébé à cause des bombardements incessants. Quand mon mari et moi sommes revenus pour prendre son corps, nous ne l’avons pas trouvé. Nous ne l’avons jamais retrouvé. Je n’ai même pas pu enterrer mon fils. Je porte la tombe de mon fils dans mon cœur, là où il doit être. Nous avons réussi à partir pour la Turquie et nous avons vécu dans un village à l’extérieur d’Istanbul. Mon mari a travaillé pendant deux ans pour économiser de l’argent pour ce voyage. Je veux mourir ; peut-être que je verrai mon fils dans le ciel mais je veux aussi voir ce fils-ci grandir dans un endroit sûr. Je suis tiraillé entre le ciel et la terre. » Le petit garçon alla serrer sa mère dans ses bras et ce n’est qu’alors qu’elle lui sourit et s’allongea avec lui entre ses bras pour le faire dormir. J’ai été profondément émue par les paroles de cette femme. Mes pensées allaient à toutes les mères endeuillées de Gaza. Quiconque dit que la vie continue devrait écouter les mères en deuil.
Les yeux à moitié ouverts, j’ai alors vu un énorme nuage sombre et bas se diriger vers nous. Je pensais que je rêvais ou que je l’imaginais, mais le nuage s’est rapproché jusqu’à ce qu’il s’arrête devant nous. C’était un grand groupe d’au moins 50 Afghans venus en Europe à pied. Un seul d’entre eux s’exprimait en anglais hésitant : « Donnez-nous de l’eau et de la nourriture, nous avons faim. » Luqman sortit un pistolet de ses vêtements rapidement et mit le doigt sur la gâchette en disant : « Ta vie ou la nourriture. » Le groupe a reculé lentement puis a pris une autre direction jusqu’à ce que nous ne puissions plus les voir.
J’ai été choquée de voir un pistolet dans la main de Luqman. Les armes me font tellement peur depuis que je suis petite quand, pour la première fois, j’ai vu des soldats israéliens avec des fusils et des carabines à la main, en les pointant vers mon père et mes oncles alors qu’ils les rassemblaient dans la cour de notre maison. Depuis lors et au fil des ans la même scène s’est répétée encore et encore dans mon esprit. Cette arme dans un contexte différent m’a traumatisée au point que j’ai tout laissé derrière moi et que je suis maintenant en Belgique, mais c’est une autre histoire. Peut-être serai-je assez guérie un jour pour le raconter.