Penser la manifestation : « Le problème, c’est qu’elle ne dérange en rien! »
Dans les milieux militants, l’efficacité des manifestations questionne, et le besoin de nouveaux modes d’action se fait sentir. On en a discuté avec Elisa, Michel et Giulia, trois activistes aux parcours différents.
C’est un curieux sentiment, et ce n’est pas la première fois. On est là, on crie, on gueule, on vocifère si fort qu’on ne s’entend plus penser. Pourtant, avec un peu de recul, les manifestations résonnent souvent comme un cri dans le silence. À se demander si elles sont efficaces. À se demander pourquoi encore on manifeste. Pour comprendre les raisons de la militance, j’ai décidé d’en discuter avec ceux qui la vivent, à commencer par Elisa.
Elisa a 43 ans et milite depuis plus de vingt ans sur de nombreux fronts. Seulement, au moment de lui proposer un entretien pour parler d’activisme, elle m’annonce qu’elle ne va plus en manif depuis un certain temps. Et qu’elle souhaite me raconter pourquoi. Curiosité piquée. Elle me propose de la rencontrer, elle et son camarade Michel, lui qui descend encore dans la rue toutes les semaines. Le rendez-vous est fixé.
Une histoire de gains
Une théière de Rooibos et une imposante pile de gaufres. Le décor est posé, et le ton de la discussion le sera tout autant. Car Elisa et son camarade Michel se connaissent bien : « La notion de camarade, même si elle est un peu vieillotte, est hyper importante. C’est pas des collègues, c’est pas des amis, c’est des camarades avec qui tu milites. […] Michel, c’est le seul qui est mon camarade et mon pote. »
Mais avant de parler d’elle, Elisa souhaite raconter d’où elle parle. « C’est essentiel ». Elevée par une mère seule, elle estime avoir fait partie de la classe moyenne-supérieure intellectuellement, en étant financièrement dans la pauvreté. Elle s’est syndiquée très tôt, à dix-huit ans, deux ans avant de devenir maman. Elle a ensuite enchaîné les petits boulots avant d’entamer des études de prof d’histoire, et d’exercer dans le secondaire au Sacré-Cœur de Jette. C’est là qu’elle a rencontré Michel. Pendant longtemps, elle a milité au sein de la Ligue Communiste Révolutionnaire, et dans les syndicats, où elle était déléguée. Aujourd’hui, elle ne fait plus partie de ces organisations.
Michel est retraité depuis cinq ans et demi. Enfin, disons qu’il a pris sa retraite en tant que professeur. Car côté militance, il est encore bien actif. Chaque semaine, il milite pour la cause de Julian Assange, et pour de nombreuses autres luttes. C’est qu’il a commencé très tôt : il raconte avoir vécu les évènements de mai 1968 très intensément alors qu’il était encore au lycée. Mais pour lui, un tournant s’est produit en 1970 lors d’une manifestation contre la Grèce des colonels : « Au début de la manif je ne jetais rien, au milieu je jetais des œufs et à la fin je jetais des briques. C’est là que j’ai rompu avec la non-violence. »
Les présentations sont faites, Elisa enchaîne sur les raisons de son retrait du militantisme. Avec, d’abord, la fin de son implication à la Ligue Communiste Révolutionnaire : « Ca s’est terminé, parce que le patriarcat n’est pas absent des organisations politiques de gauche. Et que c’est encore plus violent d’être violenté dans des endroits où tu voudrais que le monde soit idéal. Quand t’es confrontée à des mécanismes patriarcaux dans ces orgas-là, c’est hyper dur et tu t’en relèves difficilement… Et moi je m’en suis relevée difficilement, et je n’ai plus été en manif parce que je ne voulais plus rencontrer certaines personnes. » Elle a observé le même type de mécanismes au sein du syndicat et a pris la décision de ne plus en faire partie. Pour elle, il aurait fallu rester dans ces organisations et se battre en leur sein, éjecter les personnes concernées, mais elle a préféré se retirer. Elle soutient que le féminisme lui a fait beaucoup de bien personnellement, mais qu’il a fait beaucoup de mal à son investissement dans les cellules militantes traditionnelles. C’est aussi une histoire de temps, un temps qu’elle n’a plus : celui de la pédagogie dans les institutions patriarcales.
Michel, bien qu’il souligne un manque d’activisme des syndiqués, paye toujours ses cotisations. Il reconnait les problèmes qui existent au sein de ces organisations, mais il estime qu’elles sont inévitables pour la lutte : « Il y a encore des victoires syndicales sur des combats très localisés ».
Ah, les victoires… Avec un certain recul, Elisa commence par expliquer que le militantisme, c’est une histoire de gains personnels. Sans mettre de côté la motivation profonde contre l’injustice qui l’a portée pendant vingt ans, elle reconnait qu’il existe une motivation très personnelle à aller manifester. Et c’est d’abord une histoire d’adrénaline : « Il y a la même adrénaline contre les flics que dans un stade. C’est comme une drogue en fait. » Et puis surtout, manifester, c’est rencontrer des gens avec qui elle se sent exister. Dans ces milieux-là, elle raconte avoir pu faire l’expérimentation d’une vie socialiste en microcosme avec les camarades. Michel confirme : « Les manifs, ça permet de se sentir moins seul. Quand tu es un militant d’extrême gauche, dans la société, tu es quand même souvent isolé. »
Mais très vite, ce constat : Le militantisme ne peut pas être qu’une histoire de gains personnels, il faut aussi des gains politiques. Selon Elisa, ce qui use les militants, ce sont les défaites : « Les victoires sont tellement minces par rapport à l’énergie donnée…Tout le temps passé à militer, c’est du temps que je n’ai pas passé avec mes enfants. […] Et la manif, telle qu’elle est aujourd’hui, ne peut plus mener à des victoires. La manif est devenue une institution, et il faut sortir de cette institution. Et ça, ça vient du livre de Lagasnerie. » Ce livre, Elisa me l’a prêté. Il m’a apporté quelques réponses.
Sortir de notre impuissance politique
En 2020, le sociologue et politologue français Geoffroy de Lagasnerie publie un essai intitulé « Sortir de notre impuissance politique ». Avec, en préambule, un constat : la gauche perd les combats depuis de nombreuses années. Et ensuite, une question : « Ne vivons-nous pas dans un champ politique tel que l’expression de la dissidence est déjà inscrite dans le système et donc en un sens programmée par lui ? » Ainsi, l’auteur critique l’institutionnalisation des formes de protestations. Pour lui, la manifestation, la grève, le lobbying, … en sont devenues des formes reconnues et ritualisées. Il propose de repenser les modes d’action de la militance de gauche, en investissant les lieux de pouvoir, les écoles, les universités, et en préférant des modes d’action « directe ».
Sur ce sujet, Elisa hoche la tête. « De plus en plus, nos itinéraires sont des itinéraires à la con. » Selon elle, demander l’autorisation à l’Etat pour exprimer son mécontentement, sur un itinéraire et un horaire décidé à l’avance, c’est une perte de temps. Michel répond « Pour les grands mouvements, c’est un peu moins à la con. Mais à l’époque, quand on faisait des manifs contre l’OTAN, l’itinéraire allait jusqu’à la Gare du Nord. On rentrait dans la gare et on marchait jusqu’à l’OTAN, sur les rails, en bloquant les trains… Et on se faisait taper dessus. » Elisa explique que les seules manifs non-autorisées qu’elle a vécues, c’étaient des manifs spontanées, à la suite d’une assemblée.
Elle revient sur le livre de Lagasnerie : « Plein de militants de gauche ont pas du tout aimé. Faut accepter de se prendre dans le gueule que ce qu’on fait ne sert à rien. » Michel, lui, n’a pas aimé. Il estime que l’idée de Lagasnerie d’occuper les lieux de pouvoir est risquée, tant les lieux de pouvoir peuvent corrompre. « Le problème c’est pas manif ou pas manif, le problème c’est quels moyens on a pour contrer l’idéologie des dominants. » Pour lui, le combat idéologique est essentiel ; c’est une des raisons pour lesquelles il est devenu enseignant.
Elisa n’est néanmoins pas découragée : « J’ai encore un espoir, c’est dans les anar [chistes, ndlr]. Parce qu’ils ne demandent pas d’autorisation, et parce qu’ils ont une conscience politique. […] Je pense que les jeunes d’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, ont une vraie conscience de classe. Après, je ne sais pas comment la lutte va s’organiser… ».
Moi non plus je ne sais pas. C’est pourquoi, plutôt que de laisser Elisa et Michel discuter seuls du sort de notre génération, je décide de proposer à Giulia, jeune militante, de poursuivre les discussions avec elle.
Nouvelle génération, nouveaux espaces de lutte
On ne présente plus la théière de Rooibos. En revanche, Giulia nous éclaire sur son parcours.
Le rapport de Giulia au militantisme a changé depuis qu’elle a commencé à travailler. Après avoir milité au sein d’Ecolo-J – la fraction ‘jeunes’ du parti Ecolo -, elle a rejoint le Cercle Féministe de l’ULB, pendant ses études de droit et son master complémentaire en études de genre. Aujourd’hui, elle estime que son boulot est devenu son militantisme, parce qu’elle travaille justement sur des questions féministes.
Giulia considère elle aussi la manifestation comme un moment de socialisation. Mais pour elle, les grandes manifestations sont devenues vides de sens : « Les manifs climat ont été dépolitisées, ce n’est plus tant une position de gauche d’aller dans une grande manif. Par exemple, il y aura DéFi et la NVA lors des manifestations du 8 mars. »
Elle aussi partage l’idée qu’il existe des mécanismes patriarcaux dans les organisations de gauche… « et c’est beaucoup plus insidieux ». Selon elle, il existe dans les organisations étudiantes des griefs qui auraient pu être faits à des syndicats il y a dix ans. Elle rejoint ainsi les observations d’Elisa à propos des problèmes de verticalité et de domination dans les structures militantes.
Sur son rapport aux générations passées et futures, Elisa est très claire : « La génération de Michel, c’est celle des baby-boomers. Ils avaient moins de soucis matériels, et ils ont beaucoup milité. Ma génération a vécu plus de galères. » En ce qui concerne la génération actuelle, Elisa dit avoir l’espoir qu’elle aura une analyse plus critique sur ce qui a transformé sa propre génération (internet, …), et que cette critique pourra permettre aux jeunes d’être « mieux en colère ». « J’espère que vous allez trouver des moyens judicieux et moins personnels. »
Et justement, pour Giulia, les manifestations ont fait leur temps, et le répertoire d’action est en train d’évoluer. « On n’est pas contraints de se limiter à ça ». Pour elle, les manifs féministes sont un peu comme un laboratoire : « Les collages, les manifestations à vélo, … c’est fait pour déranger. Le problème de la manifestation c’est pas la manifestation, c’est qu’elle dérange en rien ! ».
Elisa et Giulia partagent l’idée qu’il existe dans les manifestations un sentiment collectif fort, nécessaire et fertile. Mais elles partagent aussi un sentiment de lassitude à l’égard des manifs. Sentiment qu’Elisa traduit en besoin :« Quand on demande une autorisation, qu’on a un itinéraire, un horaire… On marche dans les clous qui nous sont attribués. […] On a besoin de nouveaux espaces pour faire bouillonner la marmite de nos luttes. On a besoin de prendre quelque chose qui ne nous est pas attribué. »
Pour l’heure – même si leur nombre ne faiblit pas – l’impact et l’avenir des manifestations sont incertains. Mais demeure cette certitude : les choses bougent dans la tête des militants de tous âges. Les répertoires d’actions sont questionnés et mis à jour, et de nouveaux modes d’action apparaissent (désobéissance, prises de parole, blocus,…). En attendant, Elisa, Giulia et Michel descendront tous les trois dans la rue pour les manifestations du 8 mars, portés par leurs convictions… et leurs questionnements.
Cet article a été rédigé par des étudiant.es en MA2 de l’ULB/VUB sous la coordination d’Alexandre Niyungeko, Gabrielle Ramain, Lailuma Sadid et Frisien Vervaeke.