Semra Güzel, députée kurde détenue en Turquie : une conspiration ?
Arrêtée en 2022, Semra Güzel, députée kurde du Parti Démocratique des peuples (HDP), est actuellement détenue dans la prison de Kandıra. Latitudes est parvenu à l'interviewer avec l'aide de ses avocats.
La députée kurde du Parti Démocratique des peuples (HDP) Semra Güzel a perdu son immunité parlementaire le 20 janvier 2022. Elle a été arrêtée le 4 septembre de la même année. Avant cela, elle a été à plusieurs reprises l’objet de campagnes médiatiques menées notamment par les autorités de l’État en raison de photos d’elle et de son ex-fiancé Volkan Bora prises dans une zone contrôlée par le PKK. Volkan Bora était un combattant du PKK, tué lors d’une opération militaire organisée par l’État turc en 2017. Ces photos ont finalement surgi cinq ans après lors d’une campagne orchestrée dans les médias traditionnels.
« Tout au long de mon procès, j’ai ressenti mon chagrin. »
Lors de ses procès, Semra Güzel a reconnu l’authenticité de ces photos. À l’audience du 11 décembre 2023, elle a admis, comme l’indiquent les documents en notre possession : « Ces photos m’appartenaient. Elles ont été prises lors d’une visite de la région pendant le « processus de résolution », visite permise par l’État. Au cours de cette période, des milliers de personnes sont venues rendre visite à leurs proches. Le lien entre Volkan et moi était purement sentimental. Tout au long de mon procès, j’ai ressenti mon chagrin. Je refuse d’être contrainte d’expliquer cette relation privée. »
Semra Güzel est actuellement détenue dans la prison fermée de Kandıra. Journaliste pour Latitudes, j’ai souhaité l’interviewer afin de comprendre ce qu’elle pense et ressent. En demandant à ses avocats d’entrer en contact avec elle, j’étais loin d’imaginer qu’elle accepterait ma requête. Et pourtant. J’ai envoyé mes questions par écrit aux avocats, qui les lui ont transmises oralement. Une lettre écrite m’a ensuite été envoyée. Certaines de mes questions n’y trouvaient pas de réponse : soit oubliées au moment de l’envoi, soit le résultat du choix de Semra Güzel de ne pas y répondre. Ce processus a duré six semaines. L’interview ci-dessous, traduite et réécrite, en est sa mise en forme.
Pouvez-vous nous parler de votre vie professionnelle avant de devenir députée ?
« J’ai été renvoyée par décret-loi de ma profession. J’étais médecin, je me suis battue pour mes droits en tant que femme et en tant que Kurde. Je suis entrée à l’école de médecine à la demande de ma famille. Pourtant, quand j’ai commencé à suivre cette formation professionnelle, j’ai été happée. C’était un sentiment merveilleux que de guérir le problème d’un patient.
« Avec le temps, j’ai pris conscience de la nécessité de me battre politiquement dans le domaine de la santé. »
Je pouvais ressentir et traiter non seulement les problèmes de santé physique des gens, mais aussi leurs problèmes sociaux. Quand j’observais le bonheur des patients qui avaient en face d’eux un médecin parlant kurde, je me donnais encore plus à mon métier. Avec le temps, j’ai pris conscience de la nécessité de me battre politiquement dans le domaine de la santé. J’ai également pris la décision de faire de mon mieux dans ma profession. J’ai commencé une formation spécialisée en anesthésie et en réanimation. »
Où et comment avez-vous débuté votre carrière politique ? Quel type de travail avez-vous accompli ?
« J’ai occupé le poste de directrice et co-présidente de la Chambre médicale de Diyarbakır. Pour la première fois, nous y avons instauré un système de co-présidence. J’ai été militante au sein du syndicat des travailleurs de la santé et des services sociaux A un mois de l’obtention de mon diplôme de spécialisation, j’ai été renvoyée de ma profession. Cependant, je n’ai ni abandonné la ville de Diyarbakır où je vivais, ni mon travail professionnel. J’ai continué à exercer ma profession en travaillant dans un hôpital privé.
« J’ai pris le temps d’écouter les gens. »
À l’occasion des élections de 2018, à la demande de ma famille et de mes amis, j’ai été candidate au parlement et élue députée du HDP. En qualité de médecin, je connaissais les difficultés de la population. Quand j’ai été élue députée, j’ai voyagé de village en village, de quartier en quartier. J’ai pris le temps d’écouter les gens et je me suis efforcée de trouver collectivement des solutions à leurs problèmes. Bien sûr, je ne prétends pas avoir accompli mon devoir complètement. Il est probable que j’ai laissé des points inachevés. Je suis obligée de faire mon autocritique. Pendant mon mandat de députée, nous avons également organisé de nombreuses campagnes en faveur des femmes. »
Qui était Volkan Bora pour vous ?
« Je ne mentionnerai que brièvement les éléments relatifs à Volkan. Les médias gouvernementaux n’ont pas médiatisé mes actions et n’ont pas vu mon combat. Ils ont seulement insisté sur notre relation. Mais j’aimerais que l’on parle de mon combat. Je connaissais Volkan depuis mes années universitaires. Il était journaliste pour DIHA. Notre lien a débuté à cette époque, il n’a jamais été brisé. Les photographies témoignent du lien sentimental qui nous unit. »
Pouvez-vous nous expliquer l’histoire des photos que vous avez prises avec Volkan Bora et qui ont servi à justifier votre arrestation ? Quand, comment et dans quelles conditions ont-elles été prises ? Pouvez-vous nous donner des informations sur votre relation avec Volkan Bora à l’époque ?
« Même si les photographies que nous avons prises en Irak ont été publiées dans la presse, le dossier renferme de nombreuses photographies que nous avons prises dans le village de la famille de Volkan. Lors de la prise de ces photos, nous étions en train de trouver une solution, dont le processus engageait aussi l’État.
« Et il (le gouvernement) cherche en plus à exclure les femmes de l’espace démocratique. »
C’est l’État qui a permis les conditions de ces visites. Le dossier d’investigation a été ouvert en 2017, mais le tribunal ne s’est mis au travail qu’en 2022. C’est la raison pour laquelle je considère cette affaire comme une conspiration. Le gouvernement utilise ces affaires pour éteindre les luttes démocratiques. Et il cherche en plus à exclure les femmes de l’espace démocratique. »
Quand la campagne de lynchage contre vous a débuté, le premier vers qui m’est venu à l’esprit a été “Notre vie est la somme totale des séparations” du poème « Gülüşün Eklenir Kimliğime » d’Ahmet Telli. En réalité, votre situation constitue “une autre histoire du problème kurde”. Quelle est la place de votre “histoire” avec Volkan Bora dans le cadre de la question kurde ?
« Je ne perçois pas ma vie comme une succession de ruptures. Il n’est pas possible de se séparer émotionnellement et spirituellement des choses dont on est physiquement séparé. J’ai été contrainte de renoncer à ma profession, de cesser ma lutte pour les droits en me mettant entre quatre murs, et j’ai perdu les personnes que j’aimais, mais je n’ai jamais été séparée d’elles. Je poursuis ma lutte tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ma dévotion envers mon métier et mes proches continue également. Je suis convaincue que des millions de personnes ressentent les mêmes émotions que moi. C’est notre quotidien. »
Que faites-vous en prison ? Écrivez-vous quelque chose ?
« À l’intérieur, je m’efforce d’utiliser mon temps de manière optimale en lisant. Puisque les démarches judiciaires se poursuivent, je m’y prépare. J’ai plusieurs procédures en ma faveur. Nous surveillons l’actualité à travers les médias. »
Quelle est votre opinion sur la manière dont le « problème kurde » peut être résolu ?
« Les procédures, les mesures prises par le gouvernement, la montée des gangs et le trafic de drogues en Turquie… Le problème kurde est au cœur de tous ces problèmes et n’est pas résolu. Tout d’abord, il faut mettre un terme à l’isolement du leader kurde M. Abdullah Öcalan à la prison d’Imrali et garantir sa liberté de travail. En même temps, il est essentiel de mettre en place un « processus de résolution », comme l’appelle l’État, qui a été interrompu et qui doit être relancé. »