—  Récits  —

Syrie : la brisure de l’âme ou quand les parents perdent leur enfant

- 13 novembre 2024
Le 27 mai 2019, la ville de Jéricho, dans le nord-ouest de la Syrie, est bombardée. Fadel Faham, l’un des survivants du massacre, raconte. © D.R.

Dans cette série de récits, Ebrahim Mahfoud consigne avec justesse et précision les histires de survivants de la mort qui ont décidé de devenir une part de la mémoire de la guerre syrienne. Le témoignage de Fadel.

Ce moment où le ciel de l’âme se brise, lorsque les parents réalisent que leurs enfants sont partis à jamais, est celui où la vérité la plus profonde de la vie humaine se révèle. En présence de ce chagrin immense, l’esprit se trouve incapable de porter le fardeau de la perte et s’efface dans le silence, laissant le cœur seul affronter l’insupportable.

Chaque geste, chaque souffle, chaque regard devient un langage d’émotions pures, où il n’y a plus de place pour la pensée rationnelle ou la planification, seulement des réponses qui émanent des sources brutes du sentiment. C’est le cœur qui prend les rênes, guidant le corps dans l’expression d’une tristesse que les mots ne peuvent capturer, une tristesse qui habite des profondeurs inaccessibles au langage.

Et en ce moment où le monde semble renversé, une voix tremblante chuchote : «Les parents ne devraient jamais avoir à enterrer leurs enfants.»

Quand: le 27 mai 2019.

Localisation : ville de Jéricho, dans le nord-ouest de la Syrie.

Objet : bombardement par un avion de combat sur un quartier résidentiel.

Détail : il est raconté par Fadel Faham, l’un des survivants du massacre.

L’invisible connexion

Fadel regarde son fils blessé et commence à raconter son histoire après un long soupir.

“Je suis parti de chez moi le matin, en direction de ma petite boutique. C’était un jour ordinaire, comme tous les jours de guerre, mais ce que je ne pouvais pas comprendre à ce moment-là, c’était pourquoi je ressentais autant de tension. Il n’y avait aucune raison pour cette angoisse, pour ce mélange de sensations. J’avais du mal à respirer, comme si j’étouffais, alors que j’étais en bonne santé. J’allais et venais plusieurs fois entre la boutique et l’extérieur en l’espace de quelques minutes à peine, ce qui me faisait penser que quelque chose clochait, n’allait pas. »

« Il y a une sorte de communication spirituelle entre nous et ceux que nous aimons. »

« Mon voisin, dans le magasin à côté, remarqua mon agitation et essaya de comprendre ce qui se passait. Je n’ai pas pu lui donner de raison convaincante, car je ne savais pas moi-même pourquoi ! On dit qu’il existe des sens autres que ceux que nous percevons, peut-être ce qu’on appelle le sixième sens, ou je ne sais pas exactement ce que c’est, mais ce que je sais et auquel je crois, c’est qu’il y a une sorte de communication spirituelle entre nous et ceux que nous aimons. Nous pouvons les ressentir, même s’ils sont à des kilomètres de nous. Ce lien, cette connexion, restent difficiles à comprendre ou à analyser. On peut simplement les sentir et les vivre.”

Le cri de l’explosion

Fadel poursuit en tenant la main de son enfant blessé :

“Il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps avant que j’entende le bruit d’un avion de chasse dans le ciel de la ville. Nous savions à ce moment-là que la présence de l’aviation syrienne ou de son allié russe dans notre ciel signifiait qu’un massacre allait se produire, et que certaines familles enterreraient quelques-uns de leurs proches, vivant pour toujours avec les souffrances de la perte. Nous essayions, et nous essayons encore, de nous préparer psychologiquement à entendre des nouvelles douloureuses concernant nos enfants ou nos parents. Nous devions donc vivre chaque jour comme si c’était notre dernier ou celui de nos proches. C’est pourquoi, avant de quitter nos maisons à la recherche de quoi nourrir nos enfants, nous embrassions et étreignions nos enfants, comme si nous ne les reverrions jamais. Et quand nous rentrions, nous les étreignions comme si nous revenions de la mort pour une brève période que nous devions utiliser pour leur donner tout l’amour du monde. Mais ce jour-là, je ne l’ai pas fait, et c’est peut-être pour cela que quelque chose en moi n’allait pas.”

La découverte des terribles conséquences

“Le son de l’explosion résonnait comme si l’ange Israfel avait soufflé dans sa trompette, annonçant la fin du monde. De la fumée s’élevait de mon quartier, là où j’avais laissé mes enfants endormis avec ma femme et ma mère. Je n’ai pas pu courir comme d’habitude après chaque raid aérien ou attaque à la roquette. C’était comme si mon corps refusait d’aller là où la tragédie m’attendait. Tout le monde autour de moi courait vers la fumée, même les vieilles femmes. J’étais comme un vieil homme de plus de cent ans, mes pas étaient courts et hésitants, et mon cœur battait comme celui d’un malade souffrant d’insuffisance cardiaque et d’une artère bloquée. Quant à ma main, celle qui tenait les clés de ma maison et de ma boutique, elle tremblait comme une feuille de peuplier en automne, affrontant un ouragan tropical. »

« J’ai vu ma femme, figée comme une statue, immobile au milieu des ruines. »

« Il me fallait habituellement environ quinze minutes à pied pour arriver chez moi, mais cette fois-ci, ce fut un voyage qui m’a semblé durer des années après que quelqu’un m’a dit que le raid avait frappé précisément mon petit quartier. Lorsque je suis arrivé, comme si j’étais le dernier à arriver, la défense civile et les habitants s’efforçaient tous de dégager les décombres et de sauver ceux qui pouvaient l’être. Ma maison à deux étages avait été ciblée. Elle s’était entièrement effondrée, à l’exception d’une partie de la cuisine au dernier étage, où j’ai vu ma femme, figée comme une statue, immobile au milieu des ruines. Mes jambes n’ont pas pu me porter, je me suis effondré au sol comme un homme touché d’une balle en plein cœur.”

Espoir et désespoir

“Je n’entendais que ma propre respiration et les battements rapides de mon cœur. Aucun autre son, rien d’autre. Mon esprit était tellement embrouillé que je ne pouvais penser à rien pendant plus d’une seconde. Je pense que c’est moi qui suis mort ce jour-là. Je comprends maintenant que toute cette préparation mentale pour un jour noir comme celui-ci n’était qu’une illusion, un mirage. La vérité, c’est que rien ne peut nous préparer à recevoir une telle catastrophe.”

Fadil a essayé de rassembler ses forces mentales et a commencé à raconter le reste de l’histoire de manière brève et rapide, comme s’il tentait d’échapper à la douleur de ce souvenir.

« Les bénévoles ont continué à travailler jusqu’à ce que leurs corps soient retrouvés.”

“Dieu merci, ils ont trouvé Lana et l’ont emmenée à l’hôpital Al-Shami. Peu après, ils ont dégagé Nour. Dieu merci, je l’ai vu bouger, mais je n’ai plus vu Lana. Les gens autour de moi essayaient de me calmer, parce que je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un de ma famille survive à ce bombardement. Ensuite, les bénévoles ont sorti le corps de Zayn, il a été le premier martyr de ma famille. Ils cherchaient encore ceux de Wissam et Sham, les jumeaux, et celui de ma mère, ils dormaient dans le même lit, alors les bénévoles ont continué à travailler jusqu’à ce que leurs corps soient retrouvés.”

Un choc inimaginable

Fadel continue son histoire de manière brève et intermittente, comme si son esprit était ailleurs.

“Je prie Dieu que cela n’arrive à personne. Cela a été un choc d’une intensité inouïe. Comme si une montagne s’écroulait sur vous. Un choc plus fort qu’une explosion de missile. L’esprit ne fonctionne plus que pour donner de faux espoirs. J’ai appris plus tard que la santé de Nour n’était pas mauvaise, des gens m’ont consolé, et m’ont dit que ce n’était pas un désastre comparé aux autres. Dieu merci, ma femme n’a pas été gravement blessée, Nour va bien, et Lana était à l’hôpital pour une opération. »

« Si Dieu le veut.”

« Dieu l’a voulu, et je prie pour qu’il prenne soin d’eux et guérisse Lana. Elle va bien, il y a peu de temps j’étais à l’hôpital, les médecins ont terminé son opération, ils m’ont dit qu’elle irait bien, si Dieu le veut.”

Je ne sais pas ce qui est réellement arrivé à Fadel et au reste de sa famille après une courte période, et je n’ai pas essayé de le revoir. Tout ce que je sais, c’est que Lana, cette petite fille de 5 ans à l’hôpital, nous a quittés une semaine après cet entretien.