—  Récits  —

Syrie : témoignage d’un médecin sur une attaque au gaz sarin contre la ville de Moadamiyat al-Sham

- 11 septembre 2024
À Berlin, dans une chambre de résidence universitaire, le Dr. Humam est assis face à la caméra, indifférent à son apparence et à ses vêtements. © Ebrahim Mahfoud.

Dans cette série de récits, Ebrahim Mahfoud consigne avec justesse et précision les témoignages de survivants de la mort qui ont décidé de devenir une part de la mémoire de la guerre syrienne.

On dit souvent que l’histoire des guerres est écrite par les vainqueurs, ce qui fait de l’histoire une cible de démenti et de falsification. C’est pourquoi l’on dit que la meilleure façon d’écrire l’histoire est de raconter des histoires. Seules les histoires peuvent constituer une mémoire collective pour ceux qui les ont vécues, écrites, lues et même entendues. La guerre syrienne. (NDLR : dans cette guerre, qui dure depuis 2011, environ un demi-million de personnes ont perdu la vie et environ 60 % de la population du pays a été déplacée, soit 13,7 millions).

Comme toutes les autres guerres, on a vu des horreurs que l’esprit humain ne peut imaginer et que le cœur ne peut supporter. Cependant, la différence fondamentale dans la guerre syrienne réside dans le fait que le protecteur du peuple est devenu son meurtrier, son représentant est devenu son traître, et son médecin est devenu son bourreau.

Dans cette série de récits, je vais consigner avec justesse les témoignages de survivants de la mort, qui ont décidé de devenir une part de la mémoire de la guerre syrienne. Que ces témoignages puissent préserver l’histoire des Syriens dans toute sa vérité, sa pureté et sans aucune altération.

« Peut-être est-ce un devoir que nous devons accomplir, mais c’est aussi un cauchemar. »

À Berlin, dans une chambre de résidence universitaire, le Dr. Humam est assis face à la caméra, indifférent à son apparence et à ses vêtements. Il jette des regards entre moi et la caméra, ses grands yeux ronds et brillants cachant derrière leurs cils un flot de larmes retenues. « Même en ce moment, je n’arrive pas à croire que je vais revivre cette expérience », m’a-t-il dit. Il ajouta : « Je doute encore de l’utilité de ce que nous faisons ici. Peut-être est-ce un devoir que nous devons accomplir, mais c’est aussi un cauchemar que je ne veux ni revivre ni même me souvenir. »

Le Dr. Humam, dentiste syrien, a été contraint par la guerre en Syrie à réaliser des opérations chirurgicales complexes (ouverture abdominale, neurochirurgie, chirurgie cérébrale et bien d’autres) sur des blessés syriens pendant son service dans l’unique hôpital de campagne de la ville de Mouadamiyat al-Sham dans la Ghouta occidentale de la capitale, Damas.

Une histoire de survie

Il raconte son histoire de survie lors de l’attaque chimique au gaz sarin menée par le régime de Bachar al-Assad sur la Ghouta orientale et occidentale en 2013.

« Quand vous voyez un nombre aussi importants de morts, le souvenir vous marque à vie. »

« Je dormais à la maison, C’était l’une des rares fois où c’était possible, Parce que nous dormions habituellement à l’hôpital. Avant le lever du soleil, ou plutôt aux premières lueurs de l’aube, je me suis réveillé en entendant des cris. Bien que je n’aie pas entendu de bruit d’explosion, je suis allé dans la rue et j’ai vu un blessé porté par plusieurs personnes marchant vite.

J’ai examiné la personne et j’ai trouvé de la mousse dans sa bouche, et son corps ne répondait plus. Nous avons réveillé quelqu’un qui avait une voiture pour l’emmener à l’hôpital. En route, j’ai pensé qu’il avait les symptômes d’un empoisonnement aux gaz toxiques, j’étais sûr que c’était du gaz chimique.

Sur le chemin de l’hôpital, les cris dans les rues étaient de plus en plus forts, Bien que, normalement, peu de gens soient réveillés à cette heure, parce que nous étions dans une ville assiégée par l’armée d’Assad. Nous sommes arrivés à l’hôpital. Je me souviens avoir vu trois personnes avec les mêmes symptômes. Les blessés n’avaient ni blessures, ni traumatisme, leur souffrance était due aux gaz toxiques. Ce fut notre conclusion, il n’y avait pas d’autre possibilité.

Dans l’armoire à pharmacie du service d’anesthésie, nous avions pour habitude de laisser un paquet d’atropine pour des urgences particulières.

Nous l’utilisions pour les cas graves. Comme nous étions dans une ville assiégée, nous utilisions nos ressources médicales avec parcimonie, de façon à pouvoir sauver les cas les plus graves. Une demi-heure après mon arrivée, l’hôpital, un bâtiment souterrain d’environ quatre cents mètres carrés, s’était rempli de personnes intoxiquées.

L’impuissance sur les visages  

À cause du siège, des bombardements violents, et du manque de lieux sécurisés, habituellement, nous utilisions cet endroit pour filtrer les personnes infectées. Lorsque nous avions plusieurs cas et blessures, par exemple, nous placions dans cet endroit les blessés qui ne nécessitaient pas de chirurgie immédiate ou des personnes atteintes de maladies chroniques. L’hôpital était complètement submergé. Je ne parle pas uniquement des lits d’hôpital, même les terrains autour de l’hôpital étaient pleins, il n’y avait plus une place de libre. L’état d’impuissance se voyait sur nos visages. Médecin ou agent de santé, on connaissait certaines des procédures médicales à suivre, mais ce ne sont que des procédures théoriques.

Nous avions peut-être lu des informations sur les gaz toxiques et leur traitement par curiosité, mais nous n’avions jamais imaginé que nous ferions face à cette situation épouvantable, parce que c’était une situation qui ne devait pas se produire, même dans les situations de guerre et de conflit armé.

« Vous essayez de travailler le plus vite possible pour sauver autant de personnes que possible. »

Quand vous voyez un nombre aussi importants de morts, le souvenir vous marque à vie … Quand vous voyez des gens qui meurent en s’étouffant, quand vous assistez aux derniers moments de leur vie et que vous les regardez, je ne parle pas en tant que membre du personnel médical, je parle de n’importe qui : lorsque vous voyez des centaines de personnes arriver en même temps dans un état critique, qu’elles suffoquent et s’étouffent, vous voyez dans leurs yeux qu’elle s’attendent que vous leur veniez en aide. Et vous ne pouvez pas les aider. Et même si vous le pouviez, ce ne pourrait pas être plus d’une personne à la fois.

Vous essayez de travailler le plus vite possible pour sauver autant de personnes que possible. Vous tentez d’ignorer la peur, la douleur que vous ressentirez plus tard, à chaque date anniversaire, parce que nous vivons dans une ville assiégée depuis longtemps nous étions sûrs que cette circonstance  dans laquelle nous vivons, nous poursuivra jusque dans nos rêves. Tous ces cas de détresse nous poursuivront, ces morts par étouffement, toute cette souffrance que nous avons vue, cela restera marqué à tout jamais, comme des cicatrices et des blessures saignantes qui resteront pour le reste de notre vie. Pour moi, pas un an ne s’est écoulé sans ressentir le même sentiment de douleur, d’oppression, d’injustice, de larmes et de peur. »

Raconter avec sincérité

Les larmes du Dr Humam coulaient sur son visage comme une pluie d’une nuit hivernale berlinoise. Son souffle entrecoupé et étouffé évoquait celui de quelqu’un asphyxié par le gaz sarin. Les mots ne sortaient plus de sa bouche, remplacés par des sanglots réprimés. Son corps tremblant le trahissait en refusant de se lever de sa petite chaise.

J’ai arrêté l’enregistrement et je lui ai apporté un verre d’eau, en lui disant que nous reporterions la séance à plus tard. Après avoir bu quelques gorgées, il m’a dit : « Non, nous devons finir aujourd’hui, maintenant. Les victimes méritent que leurs histoires soient racontées avec sincérité. »

« Quand ce massacre a eu lieu, j’étais un peu plus fort, parce que je travaillais comme médecin, mon travail m’a aidé à ne pas penser, alors que les années qui ont suivi, c’était différent. Un souvenir très dur qui vous hante. C’est comme une scène de film où l’on voit tous les cas d’étouffement, enfant après enfant, victime après victime, âme après âme. Le sentiment de peur ne change pas et  ne pourra plus jamais changer. Un état indescriptible, vraiment. Car, non seulement l’hôpital est plein de gens blessés, mais la rue y menant également, Les secouristes ont pénétré les trois sites affectés par le gaz sarin.

Certaines personnes s’occupèrent du premier groupe de blessés. En venant en aide au deuxième groupe elles furent gravement affectées elles-mêmes. Le staff médical comprenait 7 médecins et 22 infirmières, nettement insuffisant pour prendre en charge les centaines de victimes. Mais ce qu’il faut également expliquer en plus de l’état critique des blessés, c’est l’analyse et l’évaluation des symptômes, des médications et des diagnostics et comment les décisions ont été prises par le personnel soignant.

Comment séparer la peur du travail ? Nous craignions pour nos vies, nous craignions un envahissement de la ville par l’armée d’Assad et l’exposition au gaz. Et l’horreur de voir les blessés suffoquer malgré les médicaments, la situation était horrible.

À environ 10 heures du matin tous les soignants avaient la vue trouble. C’est alors que nous avons demandé que toutes les personnes décédées soient transférées vers des maisons proches de l’hôpital.

« Je ne voyais rien, j’essayais d’évaluer la situation comme un docteur aveugle. »

En demandant que personne ne soit inhumé car nous savions que le phénomène était grave, sans en connaître l’ampleur et nouveau pour nous. Nos décisions étaient imprécises à cause de la peur et de la confusion, d’autant que  l’hôpital devint une cible pour l’artillerie et que la ville subissait un violent bombardement. Nous sommes habitués aux bombardements mais cette fois ce fût terrible. De nouvelles victimes des attaques aériennes et des tirs d’artillerie affluèrent vers l’hôpital, et avec elles,  l’immense douleur lorsque les gens vous supplient de sauver la vie de blessés graves. Ils disent, Docteur celui-ci suffoque, celle-là se vide de son sang mais vous ne pouvez rien faire. Le pire c’est de tenter de sauver une personne alors que vous arrivez à peine à voir, juste des couleurs, que des couleurs ! Du rouge et d’autres couleurs mais pas clairement.

J’ai demandé à des gens de décrire ce qu’ils voyaient exactement. Le sang coule-t-il abondamment ou lentement ? Quelle est la couleur de la peau du blessé, est-il capable de parler ?Je ne voyais rien, j’essayais d’évaluer la situation comme un docteur aveugle.

Nous demandions à n’importe qui de nous aider, de faire une injection ou d’installer un Baxter ou mettre un pansement pour arrêter les saignements en attendant un docteur qui puisse évaluer le degré de gravité du blessé et d’appliquer le traitement adéquat. A un moment mes nerfs ont complètement lâchés. Je me suis assis dans un coin de la pièce et j’ai pleuré. »

Un cri déchirant

Le Dr. Humam se recroquevilla sur lui-même, cachant son visage entre ses mains, et laissa échapper un cri déchirant, interrompu par des sanglots. Ses larmes coulèrent sans discontinuer pendant toute la durée de l’enregistrement. Je ne pouvais rien dire, partageant sa douleur et pleurant moi aussi avec une intensité comparable, tout comme en cet instant où je consigne ce témoignage. Je ne sais combien de temps s’écoula avant qu’il ne me demande de reprendre le tournage.

« Malgré la situation, j’ai repris des forces et j’ai recommencé à travailler. Pas avec mes mains, mais en dirigeant ceux qui pouvaient voir. Mon problème de vue a augmenté jusqu’à ce qu’il m’empêche de continuer. J’ai dû me rendre au deuxième étage dans la salle de repos des médecins. J’y suis resté une heure, le temps de prendre une décision. Ensuite, le spécialiste de la médecine interne et moi avons décidé d’aller voir les corps des gens morts dans les maisons proches de l’hôpital. Dans un geste désespéré, pour pouvoir soigner ceux qui pouvaient encore l’être. Nous avons répertorié 55 corps de personnes mortes du gaz sarin. Le nombre de martyrs n’a pas été inclus après ce bombardement. Pour les blessés, ceux qui n’avaient pas besoin de chirurgie, nous leur prodiguions les premiers soins et les laissions sur place.

« En tant que personnel médical, nous n’avons pas été exposés au gaz sarin, mais nous étions en contact avec toutes les victimes. »

En temps normal, le chirurgien principal pouvait réaliser plusieurs opérations par jour, mais là, il n’a pas pu, Parce qu’il ne voyait pas clairement. En tant que personnel médical, nous n’avons pas été exposés au gaz sarin, mais nous étions en contact avec toutes les victimes. Je me souviens d’un cas cette nuit-là. Une personne avait une grave blessure à l’estomac. Il souffrait d’hémorragies internes sévères et avait besoin d’une intervention chirurgicale d’urgence.

Je me souviens que quelqu’un nous a parlé de l’état critique de la victime. Je ne pourrai jamais l’oublier, En tant que médecins, nous nous sommes demandé (quelle que soit la spécialité), lequel d’entre nous pouvait aller voir le blessé et effectuer la chirurgie ?

Une loupe afin d’aider le médecin à voir

Les autres médecins l’aideraient théoriquement. Finalement, c’est le dentiste et le chirurgien qui sont allés au bloc opératoire. C’est peut-être courant dans les hôpitaux de campagne, mais ce souvenir, je n’oublierai jamais : un dentiste dans la salle d’opération aidé d’un chirurgien qui ne voyait pas bien, opéraient une personne blessée à l’estomac. Il y avait aussi deux autres personnes qui ne font pas partie du personnel médical, leurs seules qualifications : elles pouvaient voir du sang sans perdre connaissance ! Chacune tenait une loupe afin d’aider le médecin à voir ce qu’il faisait.

Deux autres médecins tentaient d’évaluer l’état de saignement de la victime, malgré leur problème de vue. La victime est décédée dans la nuit, car elle saignait depuis trop longtemps.

Nous sommes à quelques jours des souvenirs de ce jour tragique. Je déteste cette date. Chaque année, du lever du jour à la nuit tombée, les souvenirs affluent et j’éprouve ce sentiment de tragédie intense, de douleur, de peur. Rien ne pourra jamais effacer ça. Ces souvenirs me hanteront jusqu’à la fin de ma vie. »

Les faits et les chiffres sur l’utilisation des armes chimiques par le régime d’Assad pendant la guerre syrienne

Le 21 août 2013, le régime d’Assad a utilisé des armes chimiques (gaz sarin) dans les Ghoutas orientale et occidentale, ciblant les villes de Zamalka, Arbin, Ain Tarma, Kafr Batna et Muadamiyat al-Sham. Cela a tué près de 1.400 personnes, pour la plupart des enfants. Le Réseau syrien des droits de l’homme a dénombré 1.144 victimes.

En outre, le Centre de documentation des violations chimiques en Syrie a signalé que 6.210 personnes présentaient des symptômes d’exposition à des armes chimiques, notamment des yeux rouges et des démangeaisons, une perte de conscience, une suffocation, des spasmes musculaires et de la mousse à la bouche.

Le Réseau syrien pour les droits de l’homme a documenté 222 attaques chimiques survenues en Syrie depuis 2013, dont environ 98 % (217 attaques) étaient perpétrées par les forces du régime syrien et 2 % par l’État islamique. Le bilan de toutes les attaques a atteint 1.510 personnes, dont 1.409 civils, 205 enfants et 260 femmes, en plus de 94 combattants armés de l’opposition. Le bilan le plus important des attaques chimiques du régime s’est produit dans la campagne de Damas, avec 71 attaques, causant la mort de 1.245 personnes, dont 110 enfants et 209 femmes.