Diaspora turque et kurde en Belgique : les élections au lendemain du séisme
Le 14 mai prochain, la Turquie élit son président. Au lendemain d’un séisme qui a tué plus de 50 000 personnes, les portraits d’Arife, Orhan, Berkan, Suel et Tarik, dépeignent la diversité des opinions des diasporas turques et kurdes en Belgique sur l’élection à venir.
Un tremblement de terre d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter a frappé la région turque du sud-est de l’Anatolie et du nord de la Syrie le 6 février 2023. Un mois après, le bilan des victimes en Turquie s’élève à 50 000 personnes. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a depuis déclaré l’état d’urgence pour les trois prochains mois. À l’approche des élections présidentielles du 14 mai, le séisme pourrait jouer un rôle décisif dans les résultats du scrutin.
Erdogan arrive en politique en 2003, quatre ans après un tremblement de terre meurtrier à Izmit, dans le sud-est du pays. Il assure un programme solide pour parer aux désastres naturels, à savoir des bâtiments antisismiques et un fonds de prévention des catastrophes. Aujourd’hui, les bâtiments se sont effondrés comme des châteaux de cartes. La qualité du secteur de la construction en Turquie devient à nouveau un sujet de discussion politique. De plus, la Turquie est aux prises avec une crise financière, économique et migratoire, ainsi qu’un conflit avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les élections seront donc décisives pour l’orientation du pays et la politique de crise du leader turc pourrait devenir le facteur majeur des prochaines élections.
Dans ce contexte, la tension entre le PKK et le gouvernement turc joue un rôle essentiel ; le tremblement de terre a eu lieu dans la zone où les Kurdes sont le plus concentrés. Que pensent les Kurdes et les Turcs vivant en Belgique de l’impact du tremblement de terre sur les élections, de la politique d’Erdogan et de l’avenir de la république turque ?
Orhan Kiliç : l’effet d’une bombe
Le rendez-vous est fixé dans un café de l’université libre de Bruxelles. L’ambiance est calme dans ce lieu habituellement si bruyant. Orhan est très avenant. Il faut dire qu’il est heureux de réaliser cet interview, il veut donner sa vision de l’état du pays. Durant toute la durée de l’entretien, il prend du temps pour répondre, il parle avec passion mais sans volonté de convaincre.
Orhan Kiliç n’est pas là par hasard, c’est un ancien étudiant de la VUB. L’homme de 39 ans y a étudié les sciences biomédicales et les sciences politiques. Aujourd’hui, il est activiste au sein de l’ASBL NavBel. L’association donne de la voix à la diaspora kurde en Belgique en réagissant à des questions d’actualités. Depuis quelques semaines d’ailleurs, Orhan a stoppé toutes ses activités pour se concentrer sur le séisme du 6 février. Il travaille à la collecte de biens de première nécessité. « Nos supporters ont de la famille et des amis là-bas. Le tremblement de terre a fait l’effet d’une bombe”, déplore-t-il.
D’après Orhan, la Turquie est confrontée à un problème qui existait bien avant l’ère Erdogan : la mauvaise gestion des règlements d’urbanisme. Le gouvernement accorde des permis pour des bâtiments illégaux. Orhan Kilic précise que « lorsqu’un bâtiment est autorisé à avoir cinq étages, sept sont construits. » Cette situation a des conséquences désastreuses, notamment lors des tremblements de terre. En effet, la Turquie a créé un fonds d’urgence en 1999, après le séisme dévastateur d’Istanbul, pour faire face aux catastrophes naturelles. Cependant, 23 ans plus tard, le fond de 36 milliards d’euros s’avère être vide. Par conséquent, les services d’aide ne peuvent agir efficacement.
“L’état d’urgence est utilisé pour éliminer les partis d’opposition”.
Tout tentative citoyenne visant à aider dans les zones affectées doit passer par le gouvernement. « Le HDP, le parti politique d’opposition kurde en Turquie, coordonne les opérations d’aide humanitaire dans les zones touchées. Elles sont criminalisées et freinées par toutes sortes de réglementations bureaucratiques. Des commissaires du gouvernement sont même nommés pour confisquer les biens des initiatives d’aide. Ceux qui protestent sont arrêtés. » raconte Orhan très agacé.
Immédiatement après le tremblement de terre, Erdogan a déclaré l’état d’urgence dans dix provinces, donnant aux gouverneurs provinciaux encore plus de pouvoir. Cela a permis à la police et à l’armée, d’arrêter et de détenir des gens sans charge, et d’interdire aux journalistes et aux travailleurs humanitaires de se rendre dans les zones touchées : « L’AKP n’a pas un bon score dans les régions touchées par le tremblement de terre, c’est aussi pourquoi nous pensons que la réponse de la Turquie a été si lente et faible. »
Derrière la lente et timide aide apportée par le gouvernement, il y a un agenda politique. Du point de vue historique, la politique turque a souvent manipulé les rapports démographiques. « Le gouvernement punit en fait les zones d’opposition en chassant les groupes minoritaires ou en rendant leur vie si difficile qu’ils quittent les villes dévastées d’eux-mêmes. L’aide n’est pas suffisante, de sorte que les gens ne peuvent pas rester. Les groupes d’opposition appellent à ne pas quitter les villes. Si les Kurdes, les Alévis, les Arabes, s’en vont, la Turquie prendra possession de ces zones et construira des logements pour des groupes islamiques plus proches de l’AKP. C’est actuellement la crainte », explique Orhan décontenancé.
Mais Erdogan a-t-il fait quelque chose de bien en tant que président ? « Cela peut sembler cynique, mais non, il n’a rien fait de bien », conclut Orhan Kilic. Si les élections du 14 mai ne sont pas reportées, il votera sans aucun doute pour le HDP. Il organisera d’ailleurs des transports avec Nav Bel pour amener les gens aux urnes.
Arife Soysuren : la lutte dans les urnes
La rencontre a eu lieu dans un café très fréquenté de la place du jeu de Balle. Dans le brouhaha général, arrive Arife Soysuren. Elle fait partie du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, de la branche des femmes armées le Kongra Star. Le parti est accusé de séparatisme et de terrorisme par l’état turque.
Arife est arrivée en Belgique il y a 33 ans, « le 14 décembre 1990 exactement. » Elle ne fuit pas la Turquie : « Ma motivation principale était de pouvoir continuer mes études. Mais malheureusement je ne suis jamais allée à l’université, même pas pour les cours de langues », dit-elle dans un éclat de rire. « C’était pas facile, quand je suis arrivée, il n’y avait pas encore de diaspora turque ou kurde. »
Les premiers mois sont compliqués. S’installer dans un pays dont elle ne connait rien, ni les coutumes, ni la langue, pèse sur le moral de la jeune femme de tout juste 20 ans. Mais elle connait ce sentiment. Arife Soysuren est kurde. Dans son enfance elle a vécu l’interdiction de sa langue maternelle à l’école. « La Turquie avait une envie d’assimilation tellement forte que dès qu’on rentrait dans la cours d’école, on ne pouvait pas parler kurde, alors qu’on l’était tous. » Elle qui n’entendait que du kurmandji à la maison, a vite appris le turc. « A cet âge, on ne savait pas que c’était un fonctionnement raciste, on était trop jeunes. » Son aversion pour les injustices est née à ce moment-là, mais c’est depuis 2012 qu’elle se considère comme activiste.
« L’histoire que le patriarcat écrit pour nous, ce n’est pas notre histoire. »
Son histoire avec le PKK commence à 42 ans. Elle a préféré attendre que sa fille soit plus âgée et indépendante pour se consacrer entièrement à son activisme. Le PKK est pour elle un mouvement de révolution profondément féministe. Elle se retrouve dans leurs idéaux : mettre les femmes au centre de la lutte. « Le patriarcat n’est pas nouveau, mais on le voit au Rojava, on voit que c’est possible, ça donne la paix, ça donne un monde plus vivable pour les femmes. Et on voit que si la femme est libre, l’homme aussi. »
Au sujet du séisme, le visage d’Arife se ferme. Elle a perdu de nombreux « camarades de lutte » dans cette catastrophe. D’autant plus que pour elle, même si le séisme est inévitable, les conséquences auraient pu être moindre. « L’Etat n’a rien fait, ils ont même empêchés les aides. Certains experts parlent de 180 000 morts, et ça ne me choque pas. Et ce sont les associations civiles qui aident. C’est mal construit, et maintenant l’Etat récupère tout pour faire comme si c’étaient eux qui avaient tout fait. »
« Si un état est capable d’une telle bassesse, qu’est ce qu’on peut encore attendre d’eux ? »
Le 14 Mai, Arife ira voter au Consulat de Turquie. Elle veillera à ce que les élections se passent dans les règles de l’art. « On prend les élections très au sérieux. Il faut les surveiller. Erdogan n’a jamais gagné avec ses votes sans triche. » Arife Soysuren se remémore les élections législatives de 2015, où, quelque chose avait attiré son attention. « J’ouvre le sac et là, ça se voit que tous les cartons ont été refait par la même personne ! Le même pliage. On parle de centaines de personnes, comment tout le monde peut exactement plier de la même manière ? » . Malgré cela, elle votera, elle garde espoir dans la lutte. Son vote ira d’ailleurs au HDP comme Orhan Kiliç. « On sait tout ça, mais la lutte contre le fascisme c’est ça, on doit lutter. »
Berkan et Suel : « Pourquoi voter dans un pays dans lequel nous ne vivons pas ? »
Dans une pure hospitalité turque, je suis accueilli à bras ouverts dans l’appartement du jeune couple marié Berkan et Suel. Il faut dire qu’on ne rigole pas avec l’accueil : la table est garnie de pâtisseries, du thé et de toutes sortes de sucreries.
Berkan a 26 ans, il travaille actuellement pour la société de comptabilité de sa famille en Turquie. Suel a 22 ans, chez elle c’est un peu différent, sa mère est turque et son père kurde. L’origine de son père est quelque chose que sa famille ne crie pas sur tous les toits. « Mon père ne se considère plus comme kurde, mais comme turc. Mes parents n’ont pas été autorisés à se marier parce que mon père était supposément kurde. Il a prouvé à la famille de ma mère qu’il était turc. Et quand je le dis aux gens, ils me détestent immédiatement. Ils me blâment pour les attentats passés. Nous n’en parlons pas beaucoup à la maison », raconte Suel.
« Les Turcs prennent bien soin les uns des autres. Cela ne se reflète pas dans la politique gouvernementale. »
Berkan et Suel ne connaissent pas de victimes directes du tremblement de terre. Mais ils ont suivi de près l’aide apportée aux victimes depuis la Belgique et les Pays-Bas. Suel est fière de la solidarité de la diaspora turque « Tout le monde prend grand soin les uns des autres. Tous les Turcs de Belgique et des Pays-Bas se sont mobilisés immédiatement en envoyant des camions remplis d’aide. Il est étrange que le gouvernement ne se soucie pas autant des gens que les gens eux-mêmes ». Ils espèrent qu’Erdogan perdra les prochaines élections en mai. Son mari dénonce une certaine démagogie religieuse dans les politiques publiques. « Erdogan utilise la religion encore et encore pour acheter des voix. Malgré l’abondance de mosquées en Turquie, il en construit de nouvelles. Il ferait mieux d’investir dans des soins de santé abordables et une éducation de meilleure qualité. » Il se désole que 70% à 80% des Turcs en Belgique votent pour Erdogan.
A la question du vote, ils répondent : « Nous pouvons voter, oui. Mais la question est : devrions-nous voter ? » La réponse est sans appel. « Je pense que nous ne devrions pas voter car nous ne vivons pas dans le pays et nous ne vivons pas les mêmes choses que les Turcs. Nos parents ne l’ont jamais fait non plus. Nous n’y vivons pas et nous ne connaissons pas la vie là-bas. », déclare le jeune couple.
“Cet article a été rédigé par un des étudiant.es en MA2 de l’ULB/VUB sous la coordination d’Alexandre Niyungeko, Gabrielle Ramain, Lailuma Sadid et Frisien Vervaeke.”