—  Human Rights  —

Drones turcs : des avocats belges comptent saisir la CEDH

- 21 October 2022

Alors que les yeux du monde entier se sont toujours tournés vers la guerre en Ukraine, la Turquie continue de commettre en toute impunité des exécutions extrajudiciaires en dehors du son territoire, notamment par des drones. Un groupe d’avocats belges envisage de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme.

Fin août, trois avocats belges ont visité les camps de réfugiés de Makhmour et la région de Shengal, régulièrement la cible d’attaques de drones.

Après leur retour à Bruxelles, les trois avocats Selma Benkhelifa, Joke Callewaert et Georges-Henri Beauthier ont déclaré dans un communiqué que les attaques de drones constituaient une violation flagrante du droit international et ont exigé leur interdiction.

Plus de 70 attaques de drone en huit mois en Syrie

Les drones sont de plus en plus utilisés par la Turquie contre les combattants kurdes et les civils ces dernières années. Selon les bilans mensuels publiés par Les Forces démocratiques syriennes (FDS), il y a eu des dizaines d’attaques de drones dans les régions relevant de l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES). Rien qu’en août, au moins 1920 bombes ont touché la région. Dix-sept de ces attaques ont été menées par des drones. 39 personnes, dont 18 civils, ont été tuées.

Des milliers d’attaques qui ont eu lieu au cours des huit premiers mois de l’année 2022 se sont soldées par la mort d’une soixantaine de personnes, selon les autorités de la région. Il y a eu au moins 77 frappes de drones en huit mois, dont 10 en juin, 18 en juillet et 17 en août. La Turquie ne communique jamais ses attaques visant les civils.

Makhmour et Shengal systématiquement visés

Des attaques similaires visent également le camp de réfugiés kurde de Maxmur et Shengal dans la région du Kurdistan irakien. Ces attaques sont presque toujours passées sous silence. Les autorités régionales kurdes et le gouvernement de Bagdad réagissent rarement, sans aucune mesure dissuasive, face aux attaques de la Turquie.

La communauté internationale a peut-être entendu parler fin juillet d’une attaque de drone à Zakho dans la région du Kurdistan. Cette fois-ci, l’État turc a pris pour cible des touristes arabes dans un village touristique et a tué neuf civils, dont des enfants.

Le gouvernement irakien a dénoncé cette attaque et de nombreux partis politiques ont exigé la fin de la présence militaire turque en Irak. Ces dernières années, l’État turc a construit des dizaines de bases militaires en Irak, principalement dans la région du Kurdistan.

Les habitants de Shengal, en particulier, ne comprennent pas le silence des autorités de la région autonome kurde du nord de l’Irak et du gouvernement Bagdad, ainsi que le silence de la communauté internationale face aux attaques turques. Les yézidis de Shengal avaient été victimes des massacres du groupe état islamique en 2013. Les experts des Nations Unies avaient qualifié ces attaques de génocide.

Quant aux Yézidis, ils le décrivent comme le 74e « ferman » (ordre de génocide). Faisant partie de la nation kurde et ayant une croyance et une tradition différentes, ils affirment avoir été victimes de 74 tentatives de génocide depuis les années 1600. Shengal est situé loin de la frontière turque, près de la frontière syrienne.

Une menace permanente

Les avocats belges qui se sont rendus dans cette région résument ainsi la situation : « Nous sommes confrontés à la réalité de cette menace permanente : un drone nous survole. »

Plus à l’Est, près de la ville de Mossoul, à 250 km de la frontière turque, se trouve le camp de réfugiés de Makhmour. «Ici aussi, les survols de drones turcs sont quotidiens depuis des mois » dénoncent les trois avocats. « Le camp de Makhmour ne peut constituer une menace pour la Turquie », ajoutent-ils.

Ce camp, où vivent plus de 12.000 réfugiés, a été créé en 1997. Les habitants du camp sont des personnes qui ont dû fuir leur domicile en raison des persécutions de l’État turc dans les années 1990. Chaque famille de ce camps a une histoire tragique. Même au milieu d’une région quasi-désertique, ils sont systématiquement visés par la Turquie.

Selma Benkhelifa, avocate au Barreau de Bruxelles, de la situation à Shengal et à Makhmour, explique : « Notre mission était d’aller rencontrer les victimes des drones turcs. Il faut savoir que la Turquie viole depuis des années l’espace aérien de l’Irak avec des drones et des jets pour aller assassiner des gens. »

« A Shengal, nous avons été accueillis dans une petite ville qui s’appelle Khanessor où nous avons rencontré des familles des victimes » dit-elle, en soulignant que les Yézidis considèrent les attaques turques comme une continuation des attaques génocidaires de Daech.

Elle a notamment parlé de Merwan Bedel, coprésident du Conseil exécutif de l’administration autonome de Shengal, tué dans une attaque de drone le 7 décembre 2021.

Bombardement d’un hôpital

« Son fils a détaillé qu’il y avait une fête religieuse chez eux et ce monsieur, qui était un père de famille, est sorti avec ses quatre enfants pour acheter des vêtements neufs pour la fête. Un drone turc a attaqué sa voiture et il a été assassiné. On a rencontré une autre maman. C’est encore pire. Chaque fois qu’ils élisent un représentant, il est abattu. »

Elle cite notamment le nom de Saïd Hasan, un commandant des Unités de résistance de Shengal (YBS), assassiné le 16 août 2021 avec son cousin membre des YBS. « Alors qu’il revenait d’une rencontre avec le président de l’Irak, son convoi est attaqué. La Turquie n’était pas sûre que tout le monde est mort. Le lendemain, elle attaque l’hôpital où elle pense que les blessés ont été conduits, or Hassan Saïd Hassan était mort le jour même. Elle ne le savait pas et elle a bombardé l’hôpital. En tout, huit personnes dont deux médecins, un étudiant en médecine et trois patients ont été tués juste parce que les Turcs voulaient être sûrs que Saïd Hassan était bien mort. Il s’agit de la violation de la Convention de Genève. »

Le 15 juin 2022, le conseil du peuple du district de Sinune, dans la région de Shengal, a également été frappé par un drone tuant deux personne dont un enfant et blessant six autres dont un journaliste.

Le 29 août, un véhicule appartenant aux YBS a été visé par un drone turc. Deux combattants yézidis ont été blessés, selon un communiqué des YBS.

En toute impunité

Les autorités kurdes dominées par le clan Barzani ne disent rien, affirme Selma Benkhelifa avant d’ajouter : « Elles sont totalement silencieuses sur ce qui se passe pour les Yézidis et pour le Makhmour. C’est gens vivent dans l’indifférence totale. Ils se sont auto-organisés. Les autorités irakiennes s’en foutent. L’ONU aide rarement les habitants de camp de Makhmour, en leur donnant des carte d’identité, mais rien de plus. Le pouvoir de Barzani est même négatif à leurs égards. Le camp de Makhmour est entouré de check-points. Parfois, il ne laisse même pas passer pour aller à un hôpital. On a entendu l’histoire d’une femme qui devait accoucher, mais ne pouvait pas avoir l’autorisation de sortir du camp. Il y a vraiment une attitude très négative des autorités kurdes. Les autorités de Bagdad, quant à elles, se plaignent surtout quand les drones turcs attaquent des Arabes. On remarque qu’aucun État ne se soucie d’eux. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a été là-bas pour exprimer notre solidarité et pour tenter de faire quelque chose au niveau européen. Ce n’est pas normal que la Turquie ait assassiné des gens en toute impunité parce que personne ne se soucie d’eux. Ce n’est pas parce que ces gens sont quasiment des apatrides, sans État pour les représenter, qu’on peut les assassiner impunément. »

Ce sont des exécutions extrajudiciaires

L’avocate belge affirme qu’en représentant des familles des victimes, elle va saisir la Cour européenne des droits de l’Homme sur les attaques de drones et de jets turcs. « Ce sont des exécutions extrajudiciaires. En ce qui concerne les Yézidis, il n’y a jamais eu d’attaques terroristes des Yézidis contre la Turquie. Ils n’ont jamais attaqué personne. »

Elle affirme que la Turquie désigne les personnes tuées comme terroristes sur la base des informations données par les services secrets turcs (MIT). « Les Yézidis n’ont pas pris les armes pour attaquer la Turquie, mais pour combattre Daech. Shengal est loin de la Turquie. Les Yézidis disent que, quand Daech attaquait, il s’agissait des hommes et, contre des hommes, on a pris des armes pour nous défendre. Mais les drones attaquent depuis le ciel, on ne sait rien faire. Ils disent que la Turquie se venge parce qu’on a vaincu Daech. Pour eux, c’est très clair : c’est une vengeance de la Turquie. »

Il faut arrêter la Turquie

« La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme interdit les exécutions extrajudiciaires. On ne peut pas assassiner des gens et on ne peut pas appliquer la peine de mort puisque ce sont des pays qui ont aboli la peine de mort. Or là, la Turquie applique la peine de mort dans d’autres pays. C’est une peine de mort décidée par le MIT. Il n’y a pas de procès, il n’y a rien. On ne sait pas pourquoi ces gens sont considérés comme des terroristes. A Makhmour, on a rencontré une femme qui nous a montré la photo de sa maman tuée par un drone alors qu’elle allait pour aider un mouton à avoir son petit. C’était une femme de 73 ans. Une terroriste de 73 ans ? Soyons sérieux ! Il y a des violations à ce point grave, mais personne n’en parle. Et puisque personne n’en parle, ils peuvent continuer autant qu’ils veulent ! Il faut absolument qu’on en parle et que des juridictions s’arrêtent là-dessus pour dire stop à la Turquie d’Erdogan. »