La Belgique perd 12 places au classement de la liberté de la presse. Faut-il s’inquiéter ?
23e. Voici la place occupée par la Belgique au classement de la liberté de la presse en 2022. C’est douze de moins que l’année précédente (2021). Le 3 mai dernier, l’organisation non-gouvernementale Reporters sans frontières (RSF) a publié sa dernière évaluation, incluant 180 pays à travers le monde. La Belgique obtient un score global de 78.86 sur 100. Elle appartient ainsi au deuxième groupe de pays (représenté en jaune) sur les cinq existants, dont font également partie le Royaume-Uni ou la France.
« La Belgique est dans le groupe des pays plutôt bien classé, mais elle n’est pas épargnée par les grandes tendances qui menacent la liberté de la presse en Europe aujourd’hui », résume Pavol Szalai, responsable du bureau de l’Union européenne de RSF. Une appréciation que nuance Gilles Milecan, juriste au sein de l’Association des journalistes professionnels (AJP). « La liberté de la presse reste plutôt élevée en Belgique. Les médias sont libres, il n’y a pas de contrôles préalables, avant publication. Et puis, en cas de problème, les choses peuvent être contestées et conduire à un jugement. C’est l’exercice normal de la démocratie. »
#RSFIndex : RSF dévoile son Classement mondial de la liberté de la presse 2022
1: Norvège🇳🇴
2: Danemark🇩🇰
3: Suède🇸🇪16: Allemagne🇩🇪
26: France🇫🇷
42: USA🇺🇸
58: Italie🇮🇹
71: Japon🇯🇵
134: Algérie🇩🇿178: Iran🇮🇷
179: Érythrée🇪🇷
180: Corée du Nord🇰🇵https://t.co/pB2IcDWS0A pic.twitter.com/8X2RAauh4O— RSF en français (@RSF_fr) May 3, 2022
Pour établir son nouveau classement, RSF a suivi une nouvelle méthodologie, “quantitative et qualitative”, qui regroupe cinq critères distincts : les contextes politiques, économiques et socioculturels, ainsi que le cadre légal et la sécurité. Le score de chaque pays correspond alors à la moyenne de l’ensemble de ces indicateurs.
Les manifestations, terrains de violences contre la presse
La Belgique se situe au 43e rang de l’indicateur sécurité. C’est son pire classement sur les cinq critères existants. Parmi les raisons évoquées, le rapport de RSF déclare que : « Les journalistes belges subissent des violences de la part de la police et des manifestants lors de rassemblements. » « Durant la pandémie de Covid-19, on a relevé plusieurs violences envers les journalistes en Belgique, en particulier lors des manifestations contre les mesures sanitaires. Plusieurs manifestants s’en sont pris à des journalistes en les assimilant aux autorités de l’Etat, en quelque sorte. Il y a aussi un problème de violences policières. Tout ceci installe un climat de peur. On sent que les journalistes craignent de couvrir les manifestations », regrette Pavol Szalai.
De son côté, Gilles Milecan constate surtout un glissement des violences. « Les années précédentes, on recevait davantage de plaintes qui mettaient en cause des policiers lors de manifestations. Mais l’année dernière (en 2021), celles que l’on a eues concernaient des journalistes victimes de violences exercées par des manifestants dans le cadre du mouvement antivax. »
Are you a journalist covering the protests in #France and #Belgium?
CPJ has issued a safety advisory for you (EN and FR):https://t.co/h7urKGEQZs #alert
— Committee to Protect Journalists (@pressfreedom) December 7, 2018
Souvent alimenté par des théories complotistes, le mouvement « antivax » renvoie à un courant de protestation contre la vaccination de masse qui s’est développé dans le cadre de la pandémie de Covid-19. « Il est particulièrement propice aux violences envers les journalistes puisque les manifestants ont l’impression que les médias propagent un message faux, dicté par la sphère politique ou les industries pharmaceutiques », explique le juriste de l’AJP. « Les agresseurs des journalistes lors des manifestations sont souvent exposés à un phénomène de désinformation, alimenté par le mode de fonctionnement des réseaux sociaux », ajoute Pavol Szalai.
Pour Gilles Milecan, la distinction entre les violences perpétrées par les policiers et celles exercées par les manifestants est essentielle. « Ce n’est pas la même chose. Dans un cas, les violences sont exercées par les autorités publiques, qui doivent normalement faciliter le travail des journalistes. La violence des manifestants, quant à elle, n’est pas une violence institutionnelle, c’est une violence sociétale. Je ne crois pas qu’on puisse mesurer la liberté de la presse à ce qu’elle subit de la part de la population. C’est préoccupant, et ça fait partie des choses contre lesquelles on doit lutter, mais c’est difficile d’en faire un critère pour dire que la presse est moins libre. »
La montée du harcèlement en ligne
Le rapport de RSF pointe également du doigt une autre forme de violence, morale cette fois : « Les journalistes […] sont de plus en plus gagnés par un sentiment d’insécurité en raison des […] fréquentes menaces en ligne à caractère raciste ou sexiste dont ils sont l’objet. » L’affaire Florence Hainault, survenue en 2020, est d’ailleurs représentative de ce phénomène. À l’époque, la journaliste du Soir avait été victime d’une campagne de harcèlement en ligne à la suite de la publication d’un article d’opinion qu’elle avait écrit à propos du port du foulard. « Avec la nouvelle méthodologie, on a posé plus de questions concernant l’environnement digital des médias. Le fait que plusieurs journalistes belges, en particulier des femmes, soient victimes de menaces sur les réseaux sociaux a sans doute contribué à faire reculer la Belgique dans le classement », précise Pavol Szalai.
Toutefois, la Belgique n’est pas un cas isolé. « Cette haine des journalistes, qui se traduit par des violences et du harcèlement à l’encontre des journalistes, est un phénomène plus largement européen », rappelle le responsable des Balkans de RSF. En effet, une étude parue en 2019, signée Rasmus Kleis Nielsen, Robert Gorva et Madeleine de Cock Buning, souligne que, en Europe, le cyberharcèlement à l’encontre des journalistes s’est largement accru ces dernières années.
Gilles Milecan, quant à lui, évoque une prise de conscience au sein de la profession. « Il y a surtout davantage de journalistes qui s’en plaignent. Notre travail de sensibilisation les encourage à signaler beaucoup plus de situations. Le nombre de plaintes chez nous, et auprès de la police, se multiplie. Elles sont aussi mieux prises en compte » affirme-t-il, avant d’ajouter que « des sanctions de l’État contre ce genre de violences pourrait aider ».
Des lois solides, mais une économie en difficulté
Plus largement, dans n’importe quel pays, le rôle de l’État dans la protection de la liberté de la presse s’avère fondamental. Selon Gilles Milecan, « la liberté de la presse est avant tout un cadre légal. » Sur ce point, Pavol Szalai regrette l’absence d’une grande loi sur la liberté de la presse en Belgique. Le juriste de l’AJP, lui, ne considère pas qu’il s’agisse d’un véritable problème. « Symboliquement, ça pourrait être bien, mais la liberté de la presse est déjà garantie par la Constitution (article 25). C’est mieux qu’une loi globale car la Constitution est plus difficile à modifier qu’une loi ordinaire. »
Ainsi, le rapport de RSF sur la Belgique conclut que le pays « peut se prévaloir de solides garanties législatives et constitutionnelles » en ce qui concerne la liberté de la presse. À cet égard, la loi du 7 avril 2005 entend protéger les sources des journalistes. Toutefois, Pavol Szalai affirme qu’elle n’est pas toujours respectée. Il relève également que les domiciles de certains journalistes ont été perquisitionnées par la police. Ce fut notamment le cas de Fayçal Cheffou, journaliste de Cité24, accusé d’avoir filmé le convoi de Joe Biden en juin 2021.
Enfin, si le pire classement de la Belgique concerne l’indicateur « sécurité », son pire score (71.22) renvoie au contexte économique. D’après Pavol Szalai, cela s’explique par les effets néfastes de la pandémie de Covid-19 sur l’économie des médias ainsi que par le phénomène de concentration de la presse. Le rapport de RSF décrit ce dernier à travers les mots suivants : « Un petit nombre d’entreprises détenues par une poignée de grandes familles ayant des intérêts économiques divers domine la presse écrite quotidienne. » Une situation qui rendrait la presse belge perméable aux pressions économiques. « Dans tous les cas, à partir du moment où les médias ont besoin d’une source de financement, ils sont dépendants de celle-ci. Leur indépendance se mesure plutôt à leur indépendance d’esprit, à leur capacité à traiter les sujets qu’ils ont envie de traiter », nuance toutefois Gilles Milecan.
En 2021, 54% des Belges estimaient que “les informations des médias [étaient] fiables la plupart du temps“, selon les chiffres d’une enquête menée par l’agence Reuters (voir graphique ci-dessus). Malgré tout, le niveau de confiance envers les médias en Belgique reste donc l’un des plus élevés au monde aujourd’hui.