La Turquie accusée d’avoir utilisé des armes chimiques
Le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) accuse la Turquie d’avoir utilisé des armes chimiques et interdites contre ses combattants. Plusieurs organisations de défense des droits humains demandent une enquête indépendante. En vain.
Voilà bien longtemps que la Turquie fait usage d’armes chimiques, selon plusieurs organisations turques des droits humains. En 2013, un enregistrement sonore témoignait de l’étendue des crimes commis à Dersim, une ville au Kurdistan de Turquie, dans les années 1937 et 1938 pour réprimer une révolte kurde.
C’était la voix de Ihsan Sabri Caglayangil. Il était à l’époque le préfet de police de Malatya, ensuite nommé comme ministre de l’Intérieur. L’enregistrement avait été fait lors d’une interview en 1986. « … ils s’étaient réfugiés dans des grottes. L’armée a utilisé du gaz toxique, les tuant comme des rats dans ces grottes. Et ont découpé ces Kurdes de 7 à 70 ans de Dersim. Cela a été une opération sanglante. La cause de Dersim a ainsi pris fin. L’autorité du gouvernement a été instaurée dans les villages et à Dersim ».
Selon un rapport de l’association turque des droits humains (IHD), publié en août 2011, au moins 437 combattants kurdes ont été tuées par des armes chimiques lors des 39 opérations militaires menées par l’armée turque entre les années 1994 et 2011. Aucune de ces accusations n’a fait l’objet d’une enquête.
En 2022, quatre-vingt-cinq ans après le massacre de Dersim au cours duquel 70 000 personnes ont été tuées selon de sources kurdes et 16 000 selon les autorités turques, les mêmes méthodes sont utilisées contre les combattants du PKK, dans des tunnels au Kurdistan irakien, selon plusieurs organisations kurdes qui dénoncent le silence des institutions internationales. L’OTAN, l’ONU, l’UE et l’OIAC (Organisations pour l’Interdiction des Armes Chimiques) restent sourdes aux appels.
Plus de 2400 attaques chimiques en six mois
Selon le PKK, des armes interdites ont été utilisées par la Turquie à des milliers de reprises entre le 14 avril et le 14 octobre 2022. « Les tunnels de guerre et les positions de nos forces ont été bombardés à 2 476 reprises avec des bombes interdites par le droit international (bombe au phosphore, bombe thermo-barrique, bombe nucléaire tactique) et des armes chimiques » a récemment déclaré le PKK dans un communiqué.
Les agences de presse kurdes ont publié à de nombreuses reprises des vidéos, photos et témoignages des combattants sur les armes utilisées dans le Kurdistan irakien. Si l’armée turque mène des opérations militaires à huis clos depuis des années dans cette région, elles ont pris une nouvelle dimension en avril 2022 avec l’occupation de dizaines de points et la construction de nouveaux postes militaires.
L’agence de presse kurde ANF a notamment publié une vidéo montrant les effets des gaz neurotoxiques sur deux combattants kurdes qui ont perdu la vie par la suite. « Il y a un état de guerre très intense et ininterrompu dans les tunnels de guerre. Presque tous les jours, l’ennemi fait d’énormes explosions avec des bombes à haute intensité aux entrées des tunnels. Il utilise également des gaz chimiques inodores/inodores et des gaz au poivre ensuite ou simultanément » dit une médecin du PKK dans la vidéo.
L’organisation armée kurde affirme qu’au moins 90 combattants ont été tués par des armes chimiques et interdites depuis 2021.
Suite aux manifestations de Kurdes à travers le monde et un rapport de l’Association « Médecins internationaux pour la prévention de la guerre nucléaire » (IPPNW), le ministre turc de la Défense a rejeté le 21 octobre les accusations sur l’utilisation des armes chimiques. Selon ce ministre, il n’y a pas d’armes chimiques dans l’inventaire de l’armée turque.
Pourtant, le ministère turc de l’Intérieur annonce le 30 septembre dans un communiqué qu’une bouteille de gaz sous pression, 17 masques à gaz et 9 filtres de masque à gaz ont été saisis dans une grotte de sept étages au nord de l’Irak (Kurdistan irakien).
IPPNW demande une enquête internationale
Créée en 1980, prix Unesco de l’éducation pour la paix en 1984 et prix Nobel de la paix en 1985 pour son « important et compétent travail d’information », l’organisation médicale pour la paix IPPNW a publié le 12 octobre un rapport sur d’éventuelles violations de l’interdiction des armes chimiques par la Turquie lors d’attaques contre des civils kurdes et des combattants du PKK dans le nord de l’Irak.
« Il y avait des indices qui confirmaient partiellement les soupçons » constate le rapport, en appelant à une enquête internationale indépendante immédiate. « Au vu de cette violation, les États membres de la CIAC ( Convention sur l’interdiction des armes chimiques), pourraient entamer des consultations avec le gouvernement turc, en invoquant l’article IX paragraphe 1 de la Convention. Des mesures pourraient également être prises dans le cadre des Nations unies pour prévenir de futures violations de l’interdiction des armes chimiques par la Turquie.
Des indications de l’utilisation possible d’agents chimiques improvisés tels que le chlore gazeux ont également nécessité une enquête immédiate sur toutes les allégations. Les preuves existantes ne sont pas suffisantes pour fournir des preuves réelles de l’utilisation d’armes chimiques, mais sont suffisamment solides pour justifier une enquête internationale indépendante par l’OIAC ( Organisation pour l’interdiction des armes chimiques). Il appartiendrait désormais aux États membres de l’OIAC d’en faire la demande. »
De son côté, le Dr Jan van Aaken, membre de l’IPPNW, affirme à l’agence de presse kurde Mezopotamya qu’il est très probable que la Turquie ait utilisé des armes chimiques, sur la base des vidéos obtenues et des entretiens qu’ils ont menés. « Je suis en mesure de dire : oui, il y a beaucoup de preuves pour dire qu’une attaque chimique ait lieu et qu’une enquête doive être lancée » ajoute-t-il.
Entre temps, la présidente de l’Union des médecins de Turquie Şebnem Korur Fincanci a fait l’objet d’une enquête judiciaire pour avoir demandé une enquête indépendante sur l’utilisation des armes chimiques. Elle a notamment été visée par le président turc Recep Tayyip Erdogan, le 24 octobre. « Le pouvoir judiciaire est passé à l’action concernant la présidente de l’Union des médecins de Turquie. Des mesures seront prises concernant à la fois cette personne et cette association » a-t-il dit.
Lors d’une conférence sur la situation des droits humains à Cologne, en Allemagne, Şebnem Korur Fincanci a répondu : « Le gouvernement fait preuve d’un réflexe défensif (…) Après tout, nous disons qu’une enquête doit être menée avec des données scientifiques. Leurs attaques ne nous feront pas taire »
Quelques jours plus tard, le 26 octobre, elle était arrêtée par la police turque à Ankara.
Dans une déclaration commune, l’IHD, l’Association turque des avocats pour la liberté (ÖHD) et l’Association turque des Avocats contemporains (ÇHD) ont dénoncé les attaques visant Şebnem Korur Fincanci, tout en demandant une enquête sur les allégations des armes chimiques. « La vérité n’éclatera que de cette façon » ont souligné ces trois associations, affirmant qu’elles saisiront la justice à la demande des familles des victimes.
« Silence mortel »
Depuis plusieurs mois, les Kurdes sont dans la rue à travers l’Europe pour appeler les gouvernements et les organisations internationales à agir immédiatement et à imposer des sanctions à la Turquie, membre de l’OTAN. L’une de ces manifestations a eu lieu le 20 octobre devant le Parlement européen à Bruxelles. La police belge a fait usage de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants qui dénonçaient le « silence mortel » des institutions européennes.