Mon travail, cet enfer : La traite des êtres brésiliens, des « esclaves » (2/3)
Cet article a été publié par Médor le 03/02/2020, puis mis à jour le 29/05/2020.
Quand on évoque le groupe CFE/Ackermans & van Haaren, on atteint les sommets de la puissance économique en Belgique. Dans l’ombre, ces derniers mois, une équipe d’avocats spécialisés en droit pénal et social a cherché à éviter tout coup de griffe à la réputation de ce groupe incarnant l’« establishment financier » du pays, comme on dit. Car il, y avait un petit caillou dans la bottine. Un souci judiciaire dont personne (ou presque) n’a parlé…
CFE et son sigle si reconnaissable là où tournent les grues, c’est du dragage de fleuves, de l’éolien en haute mer, de tous gros chantiers de construction et aussi de l’immobilier. Sur sa gouvernance veillent les administrateurs Luc Bertrand (portant le titre de baron), Renaud Bentégeat (ex-DG adjoint du groupe français Vinci, deuxième société mondiale en matière de construction et l’un des actionnaires de CFE) ou Philippe Delusinne (l’administrateur délégué d’RTL Belgium) qui est membre du comité d’audit.
Episode 1 : 15.000 travailleurs illégaux « made in » Brésil
Parmi les projets de CFE, on découvre l’esquisse de la gare maritime de Bruxelles, la route du littoral à la Réunion ou le nouveau beffroi de Tournai. Et dans le rétroviseur, un « petit » édifice moins prestigieux a crispé tout doux la direction d’une de ses nombreuses filiales : la SA CFE Bâtiment Brabant Wallonie, associée à la firme de construction Amart. En cause, un ensemble immobilier construit tout récemment à Uccle, au 40 de la Rue Egide Van Ophem. Aux abords d’une belle zone verte et de la gare renaissante de Calevoet, du résidentiel et des bureaux.
Un chantier qui n’a pas été de tout repos. Le point de départ de cette embrouille entre patrons et sous-traitants, jugée devant le tribunal correctionnel de Bruxelles ? En octobre et en juillet 2017, deux ouvriers se présentent à la permanence de l’Inspection sociale, à Bruxelles. Ils disent travailler pour la société Pentagono Veloz.
UPDATE : CFE condamnée à 3 ans
Médor peut affirmer que le tribunal correctionnel de Bruxelles a condamné la firme CFE à 3 ans d’interdiction de travaux immobiliers, suite aux faits évoqués dans cet article. Cette sanction rare datant du 19 mai 2020 est assortie d’un sursis de 3 ans.
Selon le jugement, CFE est condamné pour avoir contourné les législations sociales en vigueur, opéré des menaces sur le personnel sous-traitant, porté préjudice aux intérêts financiers de l’Etat belge, manqué aux règles en matière de sécurité des travailleurs et démontré « une absence totale de remise en question de son mode de fonctionnement ».
Les faits remontent à 2017/2018, sur un chantier résidentiel, à Uccle.
Avec cette boîte Pentagono Veloz fondée en 2016 au Portugal, disposant d’un maigre capital de 2 500 euros, tout est censé aller vite, aux yeux de CFE. Mais les deux travailleurs, dont un Brésilien, attendent leur rémunération depuis trois mois. Le premier plaignant indique qu’il a été engagé sans contrat, qu’il a reçu une seule fois 859 euros – en cash – pour un temps plein de 40 heures et qu’il a perdu le contact avec son « employeur ».
Les deux hommes mentionnent leur lieu de travail : le 40 de la Rue Van Ophem. L’inspection des lois sociales y vient en visite le samedi 12 août 2017. Et elle découvre, sans surprise, la réalité de la plupart des chantiers de taille moyenne ou importante. Selon la citation à comparaître devant un tribunal, qui en a découlé : mise à disposition illégale de travailleurs (notamment brésiliens), absence de déclarations attestant qu’il s’agit d’ouvriers détachés (autorisés à travailler en Belgique même si les cotisations patronales sont payées dans un autre pays de l’Union européenne), faux documents.
Selon les échanges que Médor a pu lire, la cascade de sous-traitants opérant pour le compte du groupe CFE n’avait qu’un seul objectif : obliger le niveau inférieur à comprimer ses prix. Alors que les chefs de chantier auraient pu faire appel à du travail intérimaire, ils ont préféré la solution moins coûteuse du boulot concédé à de petits pourvoyeurs de main-d’œuvre corvéable à merci. Le samedi, par exemple.
Quand CFE a été exposé à un souci de fondations, en début de chantier, il a fallu d’un coup monter les effectifs de 15 à 25, et en bas de l’échafaudage branlant, ça a dû souquer ferme.
Témoignage à la police d’un spécialiste brésilien du recrutement autour de la gare du Midi, à Bruxelles, opérant en l’occurrence au niveau -3 de sous-traitance :
« Amart-CFE voulait que nos travailleurs prestent 10 ou 11 heures par jour et ça, nous n’étions pas d’accord (…) On menaçait de ne pas nous payer (…) Amart a outrepassé notre opposition en s’adressant directement aux ouvriers en leur demandant de venir travailler le samedi. »
« Il y a beaucoup de pression à cause du planning. Mais cela ne veut pas dire qu’on peut travailler comme des artistes de cirque ou comme des singes. »
Mail de CFE, le 14 décembre 2017, à son sous-traitant portugais
150 euros l’infraction
Passé ce souci de fondations, des échanges vifs ont succédé suite au constat de réels problèmes de sécurité. Des garde-corps manquaient, les escaliers menant aux étages restaient précaires, des ouvertures sur le vide n’étaient pas protégées… CFE impose alors des sanctions financières à ses sous-traitants. 150 euros par infraction. « On ne va plus rigoler à partir de maintenant, écrit un cadre de CFE le 14 décembre 2017. Pour l’instant, on peut facilement récupérer 1 500 euros, à mon avis (…) (Si nos demandes ne sont pas suivies) des courriers officiels vont suivre. »
Réponse du « chef » des sous-traitants, représentant la SPRL Paca Construct, le seul à pouvoir traduire correctement des ordres en français, selon des sources judiciaires :
« Vous le savez très bien que pour mettre le chantier en ordre de sécurité, il faut arrêter les grues pour le placement des escaliers (…) Mais vous ne pensez jamais à ça. C’est plutôt planning, planning (il insiste 4 fois), des hommes, des hommes, des hommes. Le client vol avancer et le reste c’est n’importe quoi (…) Vous nous mettez la pression par après venir tomber sur notre dos. »
Ce mail du vendredi 15 décembre 2017, à 17h02, s’achève sur un ton vaguement menaçant : « Vous prenez les sous-traitants comme des esclaves. C’est pour ça que de plus en plus les Portugais ne volent plus venir en Belgique. » Officiellement, il n’y a pas eu d’accident grave sur ce chantier-là. Si « les Portugais » cités dans ce mail devaient hésiter, ils connaissent la chanson : la relève venue du Brésil ou d’ailleurs est prête.
Des footballeurs et des mules
Autre dossier, même commune. Le mardi 14 août 2018, à Uccle, l’ancien « footballeur professionnel » Marcio Freire s’est fait pincer comme un débutant. Ce Brésilien né dans la banlieue de Sao Paulo en 1970 avait en mains l’objet du flagrant délit. Des billets de banque qu’il avait pris l’habitude de tirer au distributeur comme un automate. Il avait un comparse : la figurine 452 b de l’album Panini 1999-2000, l’ex-joueur de La Louvière Marcos Lucas. Ce pro du ballon s’affichant sur Internet tel un agent de joueurs s’est en fait reconverti dans la mise à disposition de main-d’œuvre illégale : des ouvriers du bâtiment, surtout.
En une bonne année, avant d’être appréhendés par la police, les deux hommes ont procédé à 589 retraits d’argent liquide. Un total de 956 900 euros destinés à des paiements au noir. En avril 2018, les anciens footballeurs avaient été repérés une première fois avec trente cartes bancaires en poche. Avant de filer à la prison de Saint-Gilles, quatre mois plus tard, le récidiviste Marcio Freire en détenait neuf autres. Il avait sur lui 3 900 euros d’argent frais.
« Des mules financières », comme pour la cocaïne.
Extrait d’un jugement en correctionnelle, le 25 juin 2019
C’est la face cachée de la nouvelle immigration brésilienne sur le sol belge – 15 000 travailleurs en situation d’irrégulière dans les secteurs de la construction et du nettoyage, comme l’indiquait le premier volet de l’enquête. Un cliché populaire qui vole en éclats. L’image du plafonneur exotique venu gentiment assister l’ami d’un ami baragouinant quelques mots en portugais. Ou le dribbleur élégant qu’on applaudit de la tribune avant de coller sa trombine dans un album de collection. Et à la place : des hommes d’affaires sans scrupules maniant 57 comptes bancaires pour quasi autant de sociétés-écrans.
Le jugement en première instance qui a condamné Marcio Freire et Marcos Lucas à 18 mois de prison, avec un sursis de trois ans, le 25 juin 2019, recourt aux mots utilisés dans le trafic de drogue : le tribunal correctionnel de Bruxelles a évoqué des « mules financières » acheminant les sommes destinées à « blanchir » des activités illégales via une « organisation bien rodée » visant à tromper l’inspection sociale par un système de « fausses factures » et de « fausses déclarations de chantier ».
C’est le constat d’un Brésil où les injustices sociales, elles aussi, sont exportées. Avec les gens d’en haut, enrichis, et le peuple d’en bas, ces ménagères ou ouvriers condamnés à aller toujours plus vite pour intensifier les profits d’une minorité.
Qui s’en tire bien dans cette affaire – un bout de filière sanctionné qui cache un océan d’impunité ? Le notaire bruxellois dont le nom apparaît dans les pièces du dossier et qui a favorisé la croissance exponentielle de micro-sociétés abritant la main-d’œuvre illégale. Ainsi qu’une ancienne vedette brésilienne, mieux connue des supporters de foot, dont le rôle a semblé plus passif. Et l’entrepreneur complice à l’origine de ce business lucratif, juste à temps planqué sous les palmiers de la Costa del Sol, à Fuengirola (Espagne).
Qui s’en tire mal ? La main-d’œuvre de l’ombre privée de ses paiements et la famille d’une victime polonaise qui serait décédée en tombant d’un échafaudage, à Uccle, il y a cinq ans. Il n’y a pas eu de plainte officielle. L’homme n’avait pas de papiers en règle. Même chose pour le sous-traitant qui l’utilisait et occupait une place peu enviable dans la chaine de commandement, ou plutôt d’exécution. Selon l’une des dénonciations anonymes qui a poussé la justice belge à enquêter, la victime aurait été déposée « sur le trottoir plus loin », abandonnée « comme un chien ».
Un 18 mois de prison pour 10 millions d’euros de fausses factures
Au même titre que ses rabatteurs brésiliens, le Bruxellois Didier Hanssens, 56 ans, a été condamné en juin 2019 à une peine rare de 18 mois de prison avec sursis.
Patron de sociétés actives dans la construction et le nettoyage industriel, il était poursuivi pour fraude aux cotisations sociales (1,1 million d’euros éludés), utilisation de main-d’œuvre illégale et blanchiment d’argent à des fins d’enrichissement personnel. Sa compagne ayant un pied en Espagne faisait la navette Costa del Sol-Bruxelles tous les quinze jours avec 20 000 euros dans la valise, afin de combler les retards de paiements au noir.
Au domicile belge du couple, à Beersel, en périphérie bruxelloise, les policiers accompagnés par l’Inspection spéciale des impôts savaient où chercher, le 5 décembre 2017. Attendant le petit matin, ils sont descendus à la cave, guidés par des dénonciateurs anonymes. Au fond d’une armoire, ils ont soulevé un bout de plinthe, constaté un petit trou, soulevé une trappe et découvert des caisses comportant des piles de fausses factures. Pour un total frôlant les 10 millions d’euros. C’est un niveau de fraude sociale organisée impliquant de petits acteurs économiques. « À cet échelon, il nous arrive encore d’être efficaces », souffle la magistrate Marianne Thomas.
Illustrations (CC BY-NC-ND) : Léo Gillet
Enquête (CC BY-NC-ND) : Philippe Engels
Prochain épisode, ce vendredi 14/07 : A qui la faute si le système de dumping tourne fou ?