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Turquie, un an après le séisme : “Rien n’a changé” (1/3)

and - 7 February 2024
Nezihe, 56 ans, fait partie des 300.000 habitants de la région d’Hatay qui vivent en camp. © Layam Robert

Le 6 février 2023, deux séismes majeurs frappent la Turquie et la Syrie. Avec plus de 23.000 morts, la province d’Hatay, dans le sud-est turc, est la plus durement touchée. Un an après, Latitudes revient sur la situation avec une série de portraits.

Ils s’appellent Nezihe, Sevilay, Doğuş, Sadik, Zekiye ou Yusuf. Tous ont vécu le séisme du 6 février 2023 en Turquie. Un an après, Latitudes a parcouru Hatay, leur région, pour observer leur nouveau quotidien. Ils nous ont raconté leur nouvelle vie, en tente ou en conteneur, comme interne à l’hôpital ou comme prof, à reconstruire maison ou commerce. Leur quotidien constitue une porte d’entrée pour comprendre Hatay et les enjeux de sa reconstruction.

Nezihe devant sa tente, où elle habite avec sa belle-mère depuis 10 mois. © Layam Robert

Nezihe : “On ne voulait pas quitter notre quartier”

Un an après, rien n’a changé : on souffre toujours.” Sur les canapés rapiécés du camp de Samandag, l’assemblée est hétéroclite. Jeunes parents préoccupés, gamins curieux de tromper l’ennui ou grands-parents remontés, ils sont une dizaine assis autour du poêle à bois. Installé sur deux anciens terrains de basket, le camp consiste en une trentaine de tentes organisées en rue. Chacune est entourée de son bric-à-brac d’objets du quotidien, patchwork d’une vie d’avant récupérée sous les décombres : meuble à chaussures, tabourets empilés et collection de cactus desséchés.

Avant le séisme, c’était la halle de la ville” précise Nezihe. Comme près de 300.000 habitants de la région d’Hatay, elle et ses proches vivent dans un camp depuis l’effondrement de leur logement. Avant de s’installer dans la “ville-tentes”, les seize familles résidaient même dans le quartier. “Vous voyez ces rues-là ?” Nezihe se tourne vers une avenue adjacente jonchée de gravats. “On habitait juste-là.” 

“Pendant le tremblement de terre, il faisait si froid. Tout était terrible. Même être solidaire, c’était difficile dans un tel chaos. Mais on a survécu.”

Dans la nuit du 6 février 2023, un tremblement de terre secoue la Turquie et la Syrie. Rien qu’en Turquie, les autorités nationales décomptent plus de 57.000 morts. Dans le sud du pays, Hatay est la province la plus durement impactée. Plus de la moitié des bâtiments de la province sont à reconstruire. Antakya (Antioche), la capitale administrative, est presque complètement effondrée. Un an après, des centaines de bâtiments sont encore en cours de destruction et de ramassage. Sur les deux millions d’habitants de la province, 23.000 décèdent et un peu moins de la moitié sont déplacés pour fuir la région ou pour être relogés dans des camps. L’Autorité turque de gestion des catastrophes et des urgences (AFAD) gère la moitié de ces camps. L’autre moitié, des camps informels, consiste en un regroupement de logements de fortune, faits de tentes et de conteneurs récupérés. C’est dans l’un d’eux que Nezihe réside.

Survivre “jour après jour, tous les jours

Sur sa vie d’avant, difficile d’en savoir plus. Nezihe est pudique, elle préfère se concentrer sur le présent, sur sa survie dans le camp “jour après jour, tous les jours.” La tente qu’elle partage avec sa belle-mère, AFAD a mis presque deux mois à lui donner. Dedans, il y a tout juste la place pour deux matelas. La fine bâche ne protège ni du froid, ni du bruit environnant. Nezihe a un chauffage, mais comme l’électricité est très souvent coupée, “on se retrouve tous ici, au milieu du camp, pour se réchauffer avec le feu du poêle.” Bonnet de laine enfoncé jusqu’aux sourcils, chaussures de travail aux pieds, sa tenue est fonctionnelle, à l’image de son quotidien.“Toute la journée, on est ici, à cuisiner et à s’occuper des tâches ménagères. La vaisselle et la lessive, c’est le plus difficile, puisqu’il n’y a pas d’eau ici.” L’eau, il faut la récupérer dans un énorme bidon installé à côté du camp. Pour se laver, Nezihe doit partager la douche, une bâche tirée autour d’un robinet et d’un seau d’eau, avec les quelque cent habitants du camp. Même chose pour la cuisine et les deux toilettes. “Ici, il n’y a juste aucune hygiène, pas d’intimité, rien du tout” ajoute un des jeunes de l’assemblée.

Les conditions du camp de Nezihe reflètent bien celles des autres “villes-tentes” informelles. Dans les “villes-conteneurs” tenues par le gouvernement, les conditions se révèlent souvent plus confortables. Les conteneurs ont l’eau courante, des sanitaires ou tout simplement des cloisons. Pour les rescapés, impossible de choisir un lieu d’attribution. Il n’est donc pas rare qu’ils se voient assignés un camp, à l’autre bout de la province. Beaucoup préfèrent donc s’installer illégalement aux côtés de leur famille, de leur travail ou de leur ancien quotidien. “On ne voulait pas quitter notre quartier, être loin de notre terrain et séparés”, justifie Nezihe.

 

Un sentiment d’abandon

“Pour l’instant, ce qu’il nous faut, c’est du travail et de l’argent pour reconstruire nos maisons.” Travailleuse journalière, Nezihe a l’habitude du labeur, de passer des journées à collecter les fruits des jardins. Les maraîchers de la région l’appelaient au matin en cas de besoin. Mais depuis le séisme, les coups de fil se font rares. Pour s’en sortir, elle ne compte plus sur le gouvernement turc : “La plupart des aides vont aux camps officiels. Ici, maintenir une solidarité est notre seule solution pour survivre”. Les seize familles reçoivent des biens de première nécessité (eau, nourriture, habits) d’associations humanitaires, mais aucune subvention.

“Certaines personnes ont de l’aide, nous non, on ne sait pas pourquoi.”

Le gouvernement a mis en place un ensemble d’aides financières, théoriquement distribuées selon le niveau de revenu et de destruction de son logement. Seulement, l’ampleur du problème rend difficile voire impossible d’aider tous les camps informels de la région. Et pour Gülçin Erdi, sociologue de la politique turque, le fonctionnement clientéliste du gouvernement opacifie aussi l’attribution. Des personnes très riches, proches de membres locaux de l’AKP, parti du gouvernement, ont par exemple pu bénéficier d’aides.

Nezihe est résignée. “Honnêtement, le gouvernement nous a laissés seuls.” Pourtant, pendant la campagne électorale nationale de mai dernier, “tous les partis sont venus. Ils ont promis que la situation s’améliorerait, mais rien n’a vraiment évolué”. Et pour les élections municipales de mars prochain ? “Bien sûr qu’ils viendront faire un show, nous aider pour les caméras, avant de repartir.” Nezihe n’attend plus rien de l’État. Elle avoue ne plus avoir d’espoir en l’avenir, ni pour sa famille, ni pour Hatay. Ce qui lui faut, c’est de l’aide “de quelque part, de n’importe où.”

Dans le prochain article, découvrez la vie à Antakya sous le prisme de deux jeunes, Sevilay, enseignante d’anglais qui vit en conteneur et Yusuf, interne en médecine.

Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.