Féminicides en Turquie : invisibles même dans les statistiques
Selon la plateforme “We Will Stop Femicide” (KCDP), au cours des neuf premiers mois de 2024, au moins 295 femmes ont été tuées par des hommes et 184 femmes sont décédées dans des circonstances suspectes.
En Turquie, chaque mois, des dizaines de femmes sont assassinées par des hommes ou meurent dans des circonstances suspectes. Ces dernières années, les féminicides ont augmenté de manière significative, et l’État ne tient même pas de statistiques sur les violences faites aux femmes.
Les données des organisations de défense des droits des femmes dressent un tableau alarmant. Selon la plateforme “We Will Stop Femicide” (KCDP), au cours des neuf premiers mois de 2024, au moins 295 femmes ont été tuées par des hommes et 184 femmes sont décédées dans des circonstances suspectes.
Durant les six premiers mois de l’année, 205 féminicides et 117 décès suspects ont été enregistrés. En comparaison, avant le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul, le premier semestre de 2021 avait vu 131 féminicides, contre 164 au premier semestre de 2022, et 147 au premier semestre de 2023, pour un total de 315 féminicides et 248 morts suspectes sur l’ensemble de l’année 2023.
La KCDP tient les autorités responsables de ces morts suspectes non élucidées. Selon l’organisation, tant que les décès suspects ne sont pas clarifiés et que les enquêtes ne sont pas menées de manière efficace, les auteurs de violences sont encouragés à continuer.
En 2024, le recours aux armes à feu dans les féminicides a connu une hausse inquiétante. La KCDP indique que 12 % des meurtres des six premiers mois ont été commis avec des armes à feu. Elle souligne que « la hausse des décès par armes à feu est le résultat de la prolifération incontrôlée des armes individuelles. »
Pas de statistiques officielles
Organisation indépendante de la société civile, la KCDP collecte depuis 2010 des données sur les violences faites aux femmes. Assurant la protection des femmes contre les violences, elle fournit une assistance juridique aux femmes ayant besoin de protection, soutient les familles des victimes et lutte pour des changements législatifs destinés à protéger les femmes.
« Pour identifier un problème, il faut des données. »
Dans une interview accordée à Latitudes, la représentante de la KCDP, l’avocate Esin İzel Uysal, explique : « Depuis notre création, nous demandons aux ministères concernés s’ils disposent de données sur les féminicides. Mais la réalité est que l’État ne conserve même pas ces informations. »
Selon elle, les violences contre les femmes ne sont même pas considérées comme un problème statistique aux yeux de l’État. « Pour identifier un problème, il faut des données. Nous tentons de combler ce vide. Quand nous avons constaté que l’État ne collectait pas ces données, nous avons pris l’initiative de le faire. »
Retrait de la Convention d’Istanbul
La violence contre les femmes a augmenté depuis le retrait officiel de la Turquie de la Convention d’Istanbul par le gouvernement de l’AKP, le 1er juillet 2021. Pourtant, la Turquie avait été le premier pays à signer la Convention le 11 mai 2011 et à la ratifier le 24 novembre 2011. La Convention d’Istanbul, adoptée par le Conseil de l’Europe et signée par 45 pays ainsi que l’Union européenne, établit des normes pour la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique.
« La Convention représentait une garantie importante pour les femmes. »
« Depuis le retrait de la Convention d’Istanbul, nous observons une augmentation des violences faites aux femmes, des féminicides et des morts suspectes », explique Esin İzel Uysal.
Elle ajoute : « Si l’on regarde les statistiques par année, la seule baisse est observée en 2011, l’année de la signature de la Convention. Sa simple signature a donné du courage aux femmes et a dissuadé les hommes de recourir à la violence, ce qui a réduit les féminicides. Depuis le retrait, la violence a de nouveau augmenté. La Convention représentait une garantie importante pour les femmes. Avec son retrait, les hommes ont été encouragés à agir sans crainte. »
Morts suspectes
La KCDP rapporte également une augmentation des morts suspectes ces dernières années. Esin İzel Uysal explique : « Il y a une hausse marquée des décès suspects, directement liée aux politiques menées par les autorités. »
Pourquoi parler de « morts suspectes » ? « Une mort est considérée comme suspecte lorsqu’on ne peut pas encore affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un féminicide, d’un suicide ou d’une mort naturelle. Une enquête efficace est alors essentielle pour déterminer la cause de la mort. Nous intégrons ces données à nos rapports, mais les autorités n’utilisent pas ce terme et font des déclarations sur les féminicides de manière très biaisée. Les décès suspects ne figurent ni dans les statistiques officielles ni dans les déclarations des autorités. »
Les facteurs aggravants de la violence
Esin İzel Uysal souligne que la violence contre les femmes n’est pas spécifique à une dynamique sociale, une culture ou une région particulière. « Il existe des inégalités partout dans le monde », déclare-t-elle, comparant la violence en Turquie à celle observée dans certains pays d’Amérique latine. Selon elle, même si des facteurs sociaux jouent un rôle, la violence ne peut pas être expliquée uniquement par des codes culturels : « L’inégalité de genre en est la cause profonde. Nous parlons d’une inégalité enracinée. »
« La classe sociale ne protège pas de la violence. »
La représentante de la KCDP insiste également sur l’impact des politiques gouvernementales et des conditions économiques. « Qu’elle soit ouvrière, sans emploi, très éduquée ou non, la femme est exposée à la violence et à la discrimination. La classe sociale ne protège pas de la violence. »
Dans le contexte de la crise économique, les femmes sont souvent les premières à perdre leur emploi. « Elles sont considérées comme des revenus secondaires dans les ménages. Cela signifie la perte de leur indépendance économique », dénonce Esin İzel Uysal.
Quelles mesures les autorités prennent-elles ?
Face à l’augmentation de la violence, quels dispositifs les autorités turques mettent-elles en place ? « L’inégalité est très profonde. Créer une société où la violence ne peut pas émerger est un choix politique. Les rôles assignés aux femmes, la place de l’homme au sein de la famille, tout cela peut être modifié », indique la KCDP.
« Cette loi nationale est cruciale, mais elle est souvent négligée. »
Bien que la Turquie dispose de la loi 6284 sur la protection des femmes contre la violence, son application reste insuffisante. « Cette loi nationale est cruciale, mais elle est souvent négligée ou mal appliquée, ce qui contribue à la poursuite des féminicides », regrette Esin İzel Uysal.
De plus, les réductions de peine accordées aux auteurs de violence pour « bonne conduite » ou pour des motifs tels que le port de la cravate en audience encouragent ces comportements. « Si la loi était appliquée de manière stricte, cela représenterait un grand pas en avant. »
Le rôle des organisations de la société civile
Les organisations de défense des droits des femmes jouent un rôle crucial dans la lutte contre les violences faites aux femmes en Turquie. « La Turquie bénéficie d’une expérience importante en la matière, avec un mouvement féministe fort. Nous tentons de mobiliser le plus de personnes possibles pour cette lutte », conclut Esin İzel Uysal.
Le rôle des médias
Enfin, la représentante de la KCDP souligne l’importance des médias : « Aujourd’hui, les médias utilisent davantage les termes de féminicide et de mort suspecte au lieu de ‘crime passionnel’. Cela nous permet de mieux sensibiliser le public. Les médias jouent un rôle clé pour relayer nos messages. »