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Mawda, l’autre histoire : La poursuite (Episode 2/4)

et - 2 décembre 2022
Une illustration de l'affaire Mawda réalisée par Médor.
Melanie Utzmann-North. CC BY-NC-ND

Extrait du PV de police initial, suite à la mort de Mawda Shamdin Ali, deux ans : «  Selon les informations recueillies et nos constatations, les faits se seraient déroulés comme suit : On transporte des personnes en situation illégale dans une camionnette. On est pris en chasse par la police car on tente de se soustraire au contrôle. Au cours de la poursuite (…) on brise des fenêtres avec la tête d’une enfant et on fait mine de la jeter vers les véhicules de police. Les coups occasionnés à l’enfant entraînent un traumatisme crânien et son décès. » Mais moi, je vais vous raconter une autre histoire.

Pour lire le premier épisode (L’exil), c’est ici.

Mai 2018. La famille de Mawda veut retourner en Angleterre, où l’attendent de bons souvenirs et une communauté d’entraide. Lors d’une tentative de passage, leur camionnette blanche est prise en chasse par la police belge.

Ce qu’il me reste de cette nuit-là, celle du 16 au 17 mai 2018, c’est une petite phrase du leader nationaliste flamand Bart De Wever. En mettant en cause la responsabilité des parents, le président de la N-VA a donné corps à l’image de l’enfant-bélier. Comme si les parents de Mawda avaient pu brandir leur enfant tel un bouclier de protection face aux sirènes de la police. «  Je ne pense pas que l’on peut récompenser le comportement de gens qui coopèrent avec des criminels, organisant des trafics d’êtres humains avec des conséquences très tragiques, a déclaré Bart De Wever. On ne peut réclamer de mettre des policiers en prison pour ça. C’est inacceptable. Dire que c’est notre faute et que tout le monde est victime, ce n’est pas correct. » La NV-A était encore au gouvernement, à l’époque. Un de ses représentants, le secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration Theo Francken, a divulgué des informations confidentielles du dossier de demande d’asile de la famille de Mawda pour la discréditer. En partageant par exemple avec des journalistes l’info incomplète selon laquelle la famille de Mawda serait montée à bord d’un camion frigo. Alors que les parents ignoraient que le camion était réfrigéré : c’est seulement quand le conducteur a entendu des personnes à bord qu’il a allumé le système de refroidissement.

Or, ce qui a été gommé dans l’histoire de Mawda, c’est l’humanité de ces personnes qui sont criminalisées par le simple fait de se déplacer. La plupart du temps, on parle de trafic et pas de traite des êtres humains. Sans doute parce notre politique migratoire accorde plus de valeur à la frontière qu’à la personne. L’opération « Médusa » mise en place au sein de la police pour sécuriser le littoral belge, en patrouillant à la recherche de passeurs d’exilés, incarne cette ambiguïté. D’ailleurs, le plan d’action fédéral où cette opération répressive a été balisée établit dès le préambule la distinction entre « deux phénomènes criminels bien distincts, mais souvent confondus » : « Le trafic des êtres humains est une question de violation des droits ou de la sécurité de l’État. Il s’agit de passer les frontières d’un État de façon illégale. La traite des êtres humains est une question de violation des droits de l’individu. Il s’agit d’exploitation de personnes. »

« Nous étions prévus pour une mission spécifique de contrôles des migrants », ont reconnu les policiers. Mais ceci a été minimisé.

Dans les premières auditions des policiers lancés aux trousses de la camionnette blanche où se trouvaient Mawda et sa famille, il est décrit ceci : «  Nous étions prévus pour une mission spécifique de contrôles des migrants » dans le cadre de l’opération Médusa. Cette mission consistait à « nous rendre sur les parkings d’autoroute en vue d’interpeler des migrants ». Mais ceci a été minimisé dans le dossier et, au procès, il n’en sera plus question. Pour Selma Benkhelifa, l’avocate de la famille de Mawda, « la personne elle-même devient une infraction, par sa situation et sa position géographique, ce qui pose un problème au niveau du droit car on censé commettre une infraction pour être poursuivi ».

Ça me fait penser à l’auteure Alice Zeniter (« Je suis une fille sans histoire », L’Arche, 2021)  qui s’est intéressée aux « machines affectantes » cachées derrière les récits politiques et médiatiques. Selon elle, ce serait seulement l’affect, les émotions qui nous toucheraient lors de tels drames. Pas les idées vraies. Alice Zeniter conseille de regarder les infos en cherchant les machines affectantes qui s’y dissimulent. J’ai essayé en rentrant au plus profond que je pouvais dans l’histoire de Mawda et de ses parents. J’ai commencé par une question simple : qu’est-ce qui a été rendu visible ? Ou plutôt l’inverse : qu’est-ce qui a été dissimulé ?

Ne tirez pas, « il y a des enfants »

Dans la camionnette, une Peugeot Boxer blanche, la nuit du drame, Phrast est assise derrière le siège du conducteur. La maman de Mawda tient contre elle son enfant de deux ans. Elle chantonne pour la rassurer. Shamdin est avec Hama, le frère de Mawda, juste à côté. Quand la poursuite commence, c’est la panique dans le véhicule. À l’arrière, tous les occupants se lèvent. À chaque mouvement brusque, les migrants tombent les uns sur les autres. Ils ne savent pas combien de voitures de police les suivent, mais ils entendent les sirènes et perçoivent la lumière bleue des gyrophares. La camionnette tente de semer la police belge. Elle conduit dangereusement, mais pas très vite vu son chargement. Quelqu’un casse la vitre arrière du véhicule pour montrer qu’il y a des enfants à bord et inciter les voitures de police à ralentir, à ne pas tirer. Ceux-là crient : « There are children in the truck. »

Un des inspecteurs présents dans la première voiture prévient les autres par radio. «  Il y a des enfants à bord, ralentissez. On ne prendra aucun risque.  » La tension monte. La poursuite s’intensifie. Dans la camionnette, les gens crient et pleurent. Certains lancent des objets par la fenêtre cassée pour faire ralentir les voitures de police.

Un autre véhicule de la WPR Hainaut (la police des autoroutes) rejoint les premiers intervenants et la poursuite continue. Cette voiture-là, venue de Mons, se rapproche de la camionnette par la gauche. Le père de Mawda, Shamdin, dit avoir vu un policier sortir son bras, tenant une arme. Soudain, un coup de feu retentit. D’après le dossier judiciaire, la voiture venue de Mons est entrée en action à 2 h 01 du matin, le 17 mai 2018. Le coup de feu est tiré à 2h02 et 53 secondes. Très peu de temps après son arrivée sur la E42 en direction de Mons, donc.

Phrast sent un liquide chaud couler contre elle. Elle crie. La camionnette termine sa course dans un camion garé dans un parking autoroutier, à Maisières. Les passagers descendent un à un. Shamdin porte Mawda à bout de bras. Il appelle à l’aide. « Help, help. Ambulance. » La maman expliquera plus tard : «  Les policiers se sont montrés très inhumains. Mon mari a montré l’enfant ainsi et il a demandé une ambulance. Mais un policier a dit que si nous avancions d’un pas, il tirerait aussi sur nous. Il l’a dit en français, mais le langage gestuel était clair. »

Pas de mort par balle

Un policier prend l’enfant des bras de Shamdin. Il la dépose sur le sol. Shamdin se débat, il veut rester auprès de sa fille. Phrast tient Hama, le frère de Mawda, à côté d’elle. Un autre policier pointe une arme vers eux. Il les force à s’agenouiller près des autres passagers. Plusieurs policiers sont autour de Mawda. Un d’entre eux lui fait un massage cardiaque. « Les policiers m’ont forcé à m’allonger sur le ventre, raconte Shamdin. Bien qu’il soit clair que l’enfant était blessée et saignait, l’ambulance n’est arrivée qu’après une demi-heure. » Phrast se précipite vers l’ambulance pour être auprès de sa fille. «  Une policière m’a empêché de monter à bord en me tirant par les cheveux  », racontera la maman de Mawda au procès en se demandant «  comment peut-on être si inhumain ?  » Le dossier judiciaire révèle que les policiers ont dit aux ambulanciers que l’enfant était morte d’un traumatisme crânien. Suite aux toutes premières auditions, les PV judiciaires parlent de meurtre. Une fois que le tir mortel provenant de l’arme du policier sera avéré, les mots changent pourtant. On parlera désormais d’un incident de tir.

« La personne elle-même devient une infraction, par sa situation et sa position géographique. »

Selma Benkhelifa, avocate.

Phrast, Shamdin et Hama ainsi que les autres passagers sont emmenés au cachot. Les femmes et les hommes sont séparés. «  Au commissariat de police, nous avons supplié de voir notre enfant. Il a fallu attendre un jour ou deux pour voir Mawda.  » C’est seulement le lendemain matin qu’un policier viendra annoncer aux parents, en arabe, une langue qu’ils ne comprennent pas, la mort de Mawda. Ce même matin, le policier montois qui a tiré sur la camionnette récupère son arme de service. La juge d’instruction chargée de l’affaire confirme la privation de liberté de Phrast, Shamdin et de leur fils Hama, qui ne dit plus un mot. Il restera sans parler pendant quatre jours. Aucune assistance ne leur est proposée alors qu’une cellule psychologique est mise en place pour les policiers.

Dans le commissariat où elle est restée en détention provisoire, personne n’a eu la décence de proposer à Phrast de remplacer son t-shirt taché du sang de sa fille. Au camp de Grande-Synthe, en France, le jour du drame, les gens du gymnase où logeait la famille de Mawda sont montés sur l’autoroute A16, reliant Calais à la côte belge. Ils ont arrêté le trafic pendant une heure. Des femmes et des enfants figuraient aux premiers rangs. C’était la première fois qu’une action était organisée comme ça, sans le soutien des associations.

Face aux médias, le parquet de Mons a exclu ce jour-là l’homicide via une balle de la police.

Ordre de quitter le territoire

Une fois libérés, le 18 mai à minuit, ayant reçu l’ordre de quitter notre territoire, Phrast, Shamdin et le grand frère de Mawda sont placés dans un dispositif « sans abri » du CPAS de Mons. Dès le lendemain matin, toutefois, ils doivent quitter ce refuge de nuit. Ce 19 mai était prévu un dernier hommage à Mawda, avant son enterrement au carré des indigents de Jolimont (La Louvière). Il n’aura pas lieu car l’autopsie va finalement établir que la cause de la mort est une blessure par balle.

Un groupe d’avocats bruxellois, Progress Lawyers Network, se propose de défendre la famille et organise une première conférence de presse, où les parents peuvent donner leur version des faits. On est alors le 21 mai, quatre jours après le décès. Phrast affirme que c’est la police qui a tué Mawda. Le lendemain de cette conférence très médiatisée, le parquet de Mons revient sur ses premières déclarations et reconnait que le tir provient de l’arme d’un policier. Les parents peuvent alors consulter le dossier. Ils sont pris en charge et puis logés par la plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Phrast demande des jouets pour son fils et des vêtements propres pour eux.

« Cela relève du dossier judiciaire. » Le Comité P s’en lave les mains.

Le Premier ministre libéral Charles Michel rencontre les parents et leur promet deux choses. «  Faire la lumière sur la succession d’événements qui ont abouti à ce drame  » et aboutir à leur régularisation sur le sol belge. Une semaine après les faits, le Comité P (la police des polices, au service du Parlement) ouvre une enquête de contrôle concernant « les circonstances de la poursuite et de l’interception d’un véhicule qui ont abouti à l’incident de tir du 17 mai 2018, à Mons ». Oublions ceci. Le rapport du Comité P s’est focalisé sur les problèmes de communication au sein des forces de police. Pour le reste, il s’en est remis à la justice. «  L’analyse des initiatives prises ensuite par cette équipe (NDLR, les renforts montois), et en particulier l’analyse des circonstances dans lesquelles l’usage d’arme intervient, relève du dossier judiciaire.  »

Au même moment, le gymnase de Grande-Synthe, où l’autre famille présente dans la camionnette vient de revenir, est évacué sur ordre des autorités françaises. Des migrants et leurs enfants sont envoyés dans des centres lointains. D’autres se retrouvent sur le terrain vague d’une zone industrielle de Grande-Synthe, où il n’y a aucune infrastructure.

Le 30 mai 2018, treize jours après les faits, la famille récupère le corps de Mawda et peut enfin l’enterrer au cimetière multiconfessionnel d’Evere.

Illustrations (CC BY-NC-ND) : Mélanie Utzmann-North

Enquête (CC BY-NC-ND) : Pauline Beugnies

Retrouvez l’épisode 3 sur le site Latitudes à partir du 6 décembre.

« Mawda, ça veut dire tendresse », est présentée au Théâtre National du 1er au 10 décembre. Infos et réservations : theatrenational.be.

Cette série a été réalisée et publiée par Médor, ce magazine peut être découvert pendant un mois gratuitement sans engagement, via ce lien : medor.coop/essai