Mawda, l’autre histoire : La violence (Episode 4/4)
Extrait du PV de police initial, suite à la mort de Mawda Shamdin Ali, deux ans : « Selon les informations recueillies et nos constatations, les faits se seraient déroulés comme suit : On transporte des personnes en situation illégale dans une camionnette. On est pris en chasse par la police car on tente de se soustraire au contrôle. Au cours de la poursuite (…) on brise des fenêtres avec la tête d’une enfant et on fait mine de la jeter vers les véhicules de police. Les coups occasionnés à l’enfant entraînent un traumatisme crânien et son décès. » Mais moi, je vais vous raconter une autre histoire.
Retrouvez les trois premiers épisodes, « L’exil » ; « La poursuite » et « Le premier jugement »
Je suis journaliste et auteure d’une pièce de théâtre, inspirée de l’affaire Mawda. J’ai rencontré plusieurs fois ses parents et d’autres personnes impliquées d’une manière ou d’une autre dans cette histoire. J’ai suivi les procès. J’ai ma sensibilité et je ne suis ni juge ni policière. Voici le goût amer qu’il me reste en bouche.
Après le procès de première instance, à Mons, le lien avec les parents de Mawda est ténu. Le père, Shamdin, a mal encaissé la décision. Il ne dort plus. Il est fatigué. Il ne veut plus trop parler. « Pour la justice belge, souffle-t-il, ce sont nous les criminels, car on a mis Mawda sur ce chemin. » En plus, il ne comprend pas pourquoi la personne qu’on accuse d’être le chauffeur a pris une peine sévère à ses yeux (4 ans de prison) et pas le policier (1 an). Shamdin ressasse le premier jugement. Le chauffeur avait une conduite dangereuse mais ce n’est pas lui qui a tué sa fille. Et le père de Mawda n’est même pas sûr que la personne condamnée était effectivement le chauffeur.
En première instance, le conducteur présumé de la camionnette n’a pas eu vraiment voix au chapitre. « Ça fait deux ans et demi que j’attends pour dire ce que j’ai à dire. Je trouve ça important que vous me connaissiez un peu », dit-il dans un français hésitant, appris en prison. Il a essayé de raconter son histoire, mais la présidente de tribunal ne l’a pas laissé aller jusqu’au bout. Faute de temps.
Selon lui, la raison de son exil est assez similaire à celle des parents de Mawda. Sa compagne avait été mariée de force. Mais ils étaient amoureux. Ils ont donc fui le Kurdistan irakien où ils risquaient la mort pour avoir bafoué le code d’honneur. En Turquie, ils se sont perdus. Elle a fait le voyage vers l’Europe avant lui. Faute d’argent, il a donné des coups de main pour traverser vers l’Angleterre. Pour essayer de la retrouver.
Son ADN et ses vêtements retrouvés à l’avant du véhicule représentent des preuves indéniables, aux yeux de la justice montoise. Toutefois, l’homme nie toujours être le chauffeur. Une autre thèse a circulé concernant un conducteur qui se serait enfui. Mais d’après la présidente du tribunal, « les services de police sont catégoriques quant à l’impossibilité d’une fuite de la camionnette ».
Le convoyeur présumé a lui été acquitté au bénéfice du doute ; mais il est resté en détention préventive dans l’attente d’un autre procès, à Liège.
Double peine
Car oui, il y a eu un procès parallèle pour le volet « trafic d’êtres humains ». Scinder ces deux procédures a été un non-sens pour plusieurs avocats de la défense. À moins de s’attaquer au démantèlement d’une vraie filière de trafiquants, disent-ils. Or sur les six prévenus poursuivis devant cet autre tribunal, à Liège, tous étaient présents dans la camionnette, la nuit du drame. Parmi eux et aux yeux de leurs conseils, aucun organisateur avéré d’une traite des êtres humains : on peut supposer que ce type de profil ne prend pas les transports qu’il affrète.
À Liège, des peines allant de 18 mois à 5 ans de prison ont été requises. L’ADN des trafiquants présumés a été retrouvé dans la camionnette. Ce qui prouve qu’ils étaient présents dans cette Peugeot Boxer. Et qu’ils essayaient eux aussi de se rendre au Royaume-Uni ? L’avocat d’un des jeunes Kurdes déjà poursuivis et condamnés à Mons – le chauffeur présumé – a plaidé en ce sens, cherchant aussi à démontrer l’absence de volonté d’enrichissement. Cet avocat a estimé que son client ne pouvait pas être jugé deux fois pour les mêmes faits. Le « chauffeur » a été condamné par le tribunal correctionnel de Liège à une peine d’un an de prison supplémentaire et à une amende de 208 000 euros. Pour les cinq autres prévenus, les peines de prison ferme ont oscillé entre 3 et 5 ans.
L’avocat du policier a demandé que son client soit jugé « comme si Mawda n’était pas morte ».
Pour la famille de Mawda, la plaie se rouvre encore en mars 2021. Un mois après le verdict en première instance, le policier tireur annonce via son avocat qu’il entend faire appel de sa condamnation. Il demande son acquittement. Les parents de Mawda se montrent « très choqués » par cette décision. J’interroge Selma Benkhelifa, leur avocate. Comment leur a-t-elle expliqué ? Elle me confie qu’elle n’a pas voulu donner trop de détails et entend plaider le bon sens. L’avocat du policier, Laurent Kennes, enfonce le clou : « Tant pour les parties civiles que pour mon client, il est difficile de se replonger dans les débats. Mais nous interjetons appel parce que nous estimons qu’il n’y a pas eu de faute dans le chef de mon client. »
En appel, la salle est accessible à un public très limité, mais cette fois l’audience n’est pas retransmise par vidéo. Selon moi, rien n’est mis en place pour permettre « la pleine et entière publicité des débats » (une garantie démocratique assez évidente, non ?). La Cour d’appel de Liège ne peut pas aggraver la peine du policier puisque le parquet n’a pas interjeté appel, estimant la peine adéquate. Mais les parties civiles, représentant la famille de Mawda, demandent à nouveau de requalifier les faits. Ce qui laisse entrevoir la possibilité d’un durcissement de la sanction : les avocats de la famille rappellent qu’à leurs yeux, les faits reprochés au policier sont volontaires.
Un des arguments invoqués : « Le policier dit qu’il ne veut pas être traité comme un représentant de l’Etat, mais en tant que simple citoyen. Or, il a fait l’usage d’une arme à feu en tant que représentant de l’Etat, pas en tant que simple citoyen. »
Le policier rechigne toujours à s’excuser. L’avocat de Laurent Kennes insiste : « Si le conducteur avait été touché, est-ce que mon client aurait été condamné ? Est-ce qu’on aurait eu les mêmes débats ? » Il demande que son client soit jugé « comme si Mawda n’était pas morte ». Shamdin prend alors la parole pour exprimer son ras le bol : « Tout est de la répétition. Je ne sais pas pourquoi je suis ici. » En première instance, le papa de Mawda avait dû écouter, malgré ses protestations, l’avocat utiliser et déformer son histoire d’exil pour défendre le policier, aussi un immigré, qui a tué sa fille. Évoquant que « les parties civiles n’ont pas le monopole de l’humanité ».
Le 4 novembre 2021, la peine du policier est réduite à 10 mois de prison avec sursis. La Cour rappelle pourtant que le policier est coupable d’avoir sorti et chargé son arme. Que son geste était disproportionné. Davantage encore vu le contexte lié à ces problèmes de communication entre forces de l’ordre et à cette camionnette en mouvement, avec des gens à bord.
Les tabous
Aujourd’hui, les avocats de la famille et plusieurs collectif citoyens demandent la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire pour répondre aux nombreuses questions, reconnues comme légitimes et importantes par la justice elle-même, mais qu’aucun des procès, ni même l’enquête du comité P n’ont réellement abordé. Pourquoi les policiers et le parquet ont-ils démenti dans un premier temps que la balle tirée par un policier avait causé le décès de l’enfant ? Le cadre de l’Opération Médusa (lire l’épisode 2) a-t-il influencé le comportement des policiers ? Est-il normal que la famille de la petite victime ait été traitée de cette manière ?
La famille de Mawda vit à Bruxelles. Shamdin suit une formation pour devenir coiffeur. On ne se voit plus, lui et moi. Déçu par notre justice, il a envie de passer à autre chose. Les enfants grandissent. L’aîné est en deuxième primaire, il parle couramment le français. Le petit ressemble toujours énormément à Mawda. C’est un garçon très rigolo. Phrast est venue voir notre pièce de théâtre « Mawda, ça veut dire tendresse ». En venant saluer les comédiens et les remercier, je me suis dit, comme lorsqu’elle a pris la parole au procès, que cette femme était un exemple de force et de dignité.
Lors d’un de nos derniers entretiens, Phrast m’a confié : « Je t’avais dit que je resterai ici pour Mawda. Je ne la quitterai jamais. J’en ai l’envie aussi pour ces Belges qui, dès le premier jour, ont été très gentils avec nous. » Elle pense à tous ces gens qui l’ont aidé à leur manière. « Par une simple parole, un mot réconfortant, une manifestation. »
Illustrations (CC BY-NC-ND) : Mélanie Utzmann-North
Enquête (CC BY-NC-ND) : Pauline Beugnies
« Mawda, ça veut dire tendresse », est présentée au Théâtre National du 1er au 10 décembre. Infos et réservations : theatrenational.be.