—  Récits  —

Palestine : la fuite pour sauver sa vie (2)

- 9 avril 2022

Omayma Masoud, une journaliste ayant plus de 20 ans d'expérience, a été contrainte de quitter sa Palestine natale après avoir été menacée par le Hamas. Dans la deuxième partie de son récit, elle décrit la lutte pour passer en Égypte et son voyage compliqué vers la Turquie. [Traduction de l'anglais]

A chaque checkpoint, la voiture s’arrêtait et attendait pendant un temps plus ou moins long. Les sacs étaient jetés par terre et fouillés, puis les passagers devaient sortir de la voiture pour remplir à nouveau les sacs et les charger dans la voiture ou sur le toit de celle-ci et attendre à nouveau qu’on leur accorde la permission de passer. Oui, cette terrible scène s’est répétée 64 fois jusqu’à ce que nous atteignons le poste de contrôle d’El Qantara où l’attente a été la plus longue et où les inspections ont également été les plus minutieuses.

J’ai retrouvé Yahia sur le ferry qui traversait le canal de Suez. Son visage était plein de vie et ses yeux brillaient d’espoir et d’enthousiasme. Il m’a souri et m’a dit joyeusement :  « J’ai réussi, j’ai eu la chance de passer. » Ce n’était que le premier pas et il a pris une grande inspiration en remplissant sa poitrine de la brise fraîche de la nuit et a continué : « Je peux voir mon rêve d’une belle vie se réaliser bientôt. Je vais aller en Europe. »

L’autre fille, Omayma, avait vingt ans et venait de la ville de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza. Elle était en 3e année d’université et étudiait la médecine dentaire. Elle était très belle, avec de grands yeux noirs et tristes et un sourire touchant. Le voisin de sa famille était un commandant de haut rang dans une faction militaire du dirigeant de Gaza. Le fils du commandant était un raté ignorant qui est tombé amoureux d’elle et a voulu l’épouser malgré son refus. Pour forcer sa famille à accepter le mariage, son père et ses deux frères ont été arrêtés pour collaboration avec l’ennemi. Une telle accusation est une trahison grave et un déshonneur pour toute la famille.

Elle a fait semblant d’accepter le mariage pour libérer son père et ses frères, mais elle a très bien organisé sa fuite et la voilà qui tremble comme un oiseau effrayé devant le fusil du chasseur. Elle a posé sa tête sur mon épaule et n’a pas arrêté de dire : « Si quelque chose arrive à ma famille, je ne me le pardonnerai jamais. Pourquoi ça doit être ma vie ou la leur ? Ce n’est pas juste. » Je l’ai réveillée quand nous sommes arrivés à l’hôtel où je devais rester. Je lui ai dit au revoir et ne l’ai plus jamais revue.

Comme en état de transe, j’ai rempli les formalités de voyage et me suis envolée pour Istanbul.

Il faut être Palestinien et surtout Gazaoui pour pouvoir comprendre le sentiment d’attendre dans de longues files devant les comptoirs des passeports dans les aéroports. La crainte de se voir refuser l’entrée dans le pays sans autre raison que d’être Palestinien comme si c’est un crime de l’être.  L’agent turc a tamponné mon passeport, m’a souri et m’a dit : « Bienvenue en Turquie.» Avais-je bien entendu ? Était-ce vrai ? Oui, j’avais réussi. Une entaille de douleur a déchiré mon cœur et a creusé un chemin profond dans mon esprit et mon âme. Elle a ouvert en grand une porte secrète sur le passé et le présent, pour commencer ensemble un voyage extérieur et intérieur vers l’inconnu.

Mordre à l’hameçon des passeurs

Aksaray est situé dans le quartier de Fatih, sur la rive européenne de la ville turque d’Istanbul. C’était l’un des quartiers les plus visités par tous les rêveurs d’immigration vers l’Europe et je devais être l’un de ces rêveurs.

J’ai choisi un hôtel très bon marché à quelques pas de la place Aksaray, où se trouvait la station de métro principale, près de la rue arabe, du centre commercial Historia et de la mosquée Pertevniyal avec son architecture ottomane. Mais le plus important pour moi était qu’il s’agissait des bas-fonds d’Istanbul où les gangs s’occupaient de la contrebande de toutes sortes : drogues, armes, argent et êtres humains. J’allais devenir un de ces êtres humains.

Cela peut sembler dangereux, et oui, en effet, c’est très dangereux, mais c’était très facile au début. Il m’a suffi de m’asseoir dans un café et de commander une tasse de café en arabe ou en anglais avec un accent arabe. Presque immédiatement, partout où j’allais, j’étais abordée par des serveurs ou des clients souriants. Nous échangions des salutations, puis les trois mêmes questions étaient souvent posées : « Dans quel pays européen voulez-vous aller ? »; « Voulez-vous voyager par la mer ou par la terre ? »; « Voulez-vous connaître nos propositions ? ». Ils ont tous essayé de me faire croire que le voyage serait un jeu d’enfant. Et je suis tombée dans le panneau. J’ai négocié et j’ai obtenu mon accord : aller de la Turquie à la Grèce par voie terrestre – deux mots qui ont berné les naïfs et j’étais de ceux-là – puis de la Grèce à la Belgique par avion. 

Ils m’ont demandé 8.000 euros, et pour s’assurer que je morde totalement à l’hameçon, ils m’ont demandé de déposer l’argent dans un des bureaux de change disséminés là-bas avec un code secret que je ne devais pas donner au passeur pour qu’il récupère l’argent, avant que j’arrive à destination.

Ils ne m’ont pas donné plus de détails, mais ils m’ont dit que le grand patron derrière tout ça, un certain Al-Khal, était un homme bon qui m’expliquera tout en détail une heure avant que le groupe ne se mette en route. 

Je me souviens encore très bien du moment où mon cœur s’est emballé pour ne plus se calmer avant un mois plus tard.

J’ai entendu Alaa, le jeune égyptien que j’avais rencontré à l’hôtel et qui s’est avéré être un compagnon de route, me dire que je devais partir immédiatement. J’avais un petit sac à dos contenant une bouteille d’eau, quelques dattes, des serviettes en papier et une petite bouteille de parfum qui m’a accompagnée dans les moments les plus sombres.

J’ai vu quelques personnes qui nous attendaient dehors et nous avons tous marché séparément d’une rue à l’autre, puis nous sommes entrés dans un bâtiment à la façade ordinaire, mais dont l’intérieur racontait une histoire misérable : des sacs et des vêtements déchirés, des boîtes de conserves vides et des ordures jonchaient les escaliers qui nous menaient au quatrième étage. Nous sommes entrés dans un appartement qui était un point de rassemblement « d’individus », comme nous appelaient les passeurs. Une odeur désagréable m’a frappé, et des frissons ont parcouru mon corps de la tête aux pieds.

Son crime était d’être chrétien

Un homme, sinistre, très grand, avec un énorme ventre était assis sur un canapé décrépit au milieu du hall d’entrée. Le sol était couvert de mouches qui se rassemblaient autour des restes de nourriture.

C’était Al-Khal, le grand patron qui donnait les détails et les ordres. Il a crié à tout le monde de venir. J’ai vu beaucoup de jeunes hommes et femmes sortir de nombreuses pièces pour se tenir devant lui en silence et écouter attentivement chaque mot. Il nous a dit de nous assurer que nous avions beaucoup de pain, d’eau, de cigarettes et de boîtes de conserve avec nous. Je me demandais pourquoi nous devions porter tout cela; ils m’avaient dit plus tôt qu’il n’y avait que quatre heures de marche, puis les voitures arriveraient pour nous prendre et nous emmener au fin fond de la Grèce. J’ai découvert plus tard que c’était un mensonge des plus hilarant. 

À ce moment-là, j’ai rencontré Jalal, un Palestinien de 28 ans qui est né et a vécu toute sa vie dans le camp de réfugiés de Yarmouk à Damas, en Syrie. Son crime était d’être chrétien. En 2012, lorsque le groupe État islamique a pris le contrôle de la majeure partie du camp, son père et sa mère ont été massacrés sous ses yeux. Survivant mais traumatisé, il fait partie des 2000 personnes qui ont été évacuées le 6 avril 2012 du camp de Yarmouk pour se retrouver dans un camp de réfugiés en Jordanie. Jalal croyait en un voyage qui le mènerait à la justice et à la paix pour consoler son âme tourmentée.

Voir aussi: https://medialatitudes.be/palestine-la-fuite-pour-sauver-sa-vie-1/