Palestine : la fuite pour sauver sa vie (3)
Dix-sept personnes, dont la journaliste Omayma Masoud, poursuivent leur voyage périlleux. Ils ont évité des patrouilles militaires, mais restent solidaires pour traverser des vallées marécageuses. Voici la troisième partie de son récit : de la Turquie à la Grèce. [Traduction de l'anglais]
La nuit est tombée lorsque le signal du départ a été donné. Al-Khal a choisi la plus belle fille pour s’asseoir sur le siège avant de la voiture et nous a dit sèchement de descendre un par un, puis de monter rapidement dans la voiture qui attendait devant le bâtiment. Six personnes, dont moi, étaient à l’étroit sur la banquette arrière. Le chauffeur a conduit à toute allure dans les rues d’Istanbul pour sortir de la ville et a continué pendant quatre heures jusqu’à ce que nous atteignions Edirne, dans le nord-ouest de la Turquie. Lorsque la voiture s’est arrêtée, nous avons découvert un autre groupe qui nous attendait.
Nous sommes devenus dix-sept personnes unies par un seul but et un seul destin, qui dépendait d’un mot de l’éventreur, nous devions seulement écouter et obéir.
« Nous allons marcher pendant quatre heures sans interruption et seulement quand je vous le dirai, vous pourrez vous arrêter, mais si je donne le signal du sifflet, vous devrez courir aussi vite que possible pour passer le point de la gendarmerie turque ou un site militaire. »
« Quoi ? On court. Mais je ne peux pas courir. »
Il m’a regardé dans les yeux et m’a dit avec colère :
« Que portes-tu ? Les couleurs blanches brillent dans l’obscurité. Tu vas nous trahir. Change de vêtements immédiatement. »
« Je n’ai pas d’autres vêtements. »
« Débrouille-toi. »
Omar m’a donné une chemise noire, qui était un peu serrée, mais j’ai réussi à l’enfiler tant bien que mal.
Omar est un jeune Palestinien qui vient également du camp de réfugiés de Yarmouk en Syrie. Malheureusement, sa mère est syrienne et certains de ses oncles sont devenus des opposants au régime syrien. Avec des mots pleins de larmes pétrifiées, Omar m’a raconté :
« J’ai perdu ma mère pendant le siège de la faim qui a été imposé à Yarmouk en 2014. J’ai survécu à la faim et à la folie du groupe Etat islamique, mais en avril 2018, lorsque les forces du régime syrien ont commencé une campagne militaire contre le camp de réfugiés de Yarmouk… » Ses larmes le trahirent.
« J’ai perdu mon père et trois sœurs dans le bombardement sur les maisons civiles là-bas, visant prétendument les opposants au régime. Je ne sais pas si j’ai eu la chance ou la malchance d’être loin de la maison quand cela s’est produit. J’ai tout perdu. Je n’ai plus que moi-même. Je veux trouver un endroit où je peux apprendre la vie en espérant oublier l’odeur de la mort.»
Laissant les rues principales derrière nous, nous avons marché les uns après les autres. Nous sommes descendus dans les champs, vers les villages et les fermes, par des chemins étroits et déserts.
J’ai regardé derrière moi et j’ai vu les lumières faiblissantes de la ville. Une étrange sensation de peur et d’effroi m’envahit. J’ai frissonné et j’ai immédiatement tourné la tête.
Dans d’autres circonstances, cette nuit aurait été la plus magique des nuits. En plein milieu du mois de septembre, le ciel était clair, la lune était pleine et l’air était frais. Les vastes étendues des fermes et des arbres ressemblaient à un tableau aux lumières et aux ombres pâles, des endroits que le pinceau des peintres ne peut atteindre. Les villages éparpillés çà et là racontaient les histoires de leurs habitants, passant d’une simple maisonnette à une luxueuse demeure.
Cette même nuit a perdu toute sa beauté pour revêtir une robe rêche, tissée de fils de souffrance, de peur, de danger et de l’inconnu rodant dans chaque recoin.
Après minuit, Jalal a pris ma main et, avec le groupe, nous avons marché comme nous l’avait intimé le passeur, qui a sauté dans l’obscurité complète, un petit téléphone à la main qui s’est illuminé un instant, avant de disparaître. Dans son autre main, il tenait un énorme couteau pour couper à travers les branches épineuses entrelacées afin de créer un chemin étroit que nous avons emprunté un à un.
Mes lunettes, que j’avais perdues auparavant, ne m’auraient été d’aucune aide dans cette pénombre étouffante. Je pouvais très difficilement tendre ma main libre devant moi pour trouver mon chemin. C’était comme si des petits épieux acérés transperçaient ma chair et entraient en éruption, tels des volcans de douleur, érodant mon endurance. Les épines m’enveloppaient de toutes parts, déchirant mes vêtements d’été et plantant leurs crocs dans mes bras, mes jambes et mon visage. Je sentais le sang chaud et poisseux couler le long de mon visage et de mon corps.
J’étais terrifiée et figée dans le temps qui s’écoule sans fin, annonçant la fin d’une sécurité de façade et le début d’une insoutenable souffrance.
Je n’ai pas eu le temps de me toucher le visage : celui qui marchait devant moi a rapidement été englouti par les ténèbres; quant à celle qui était derrière moi, elle a trébuché en essayant de me relever. Quoi qu’il en soit, il était interdit de faire le moindre bruit. J’ai ravalé mes gémissements de douleur, qui sont devenus une boule coincée dans mon âme jusqu’à cet instant.
L’aube commençait à se profiler à l’horizon, dissipant l’obscurité lorsque nous avons traversé une porte qui séparait le présent des épines et le passé lointain, incarné par les ruines d’un temple aux piliers romains, certains debout et les autres brisés. Nous avons évolué en un clin d’œil à travers l’histoire, vers un mythe sacré qui a enveloppé mes sens turbulents et vagues, d’une admiration intense pour la scène surréaliste et des douleurs qui se sont répandues à travers chaque cellule de mon corps. On ne peut s’empêcher d’admirer et d’apprécier la beauté.
Se taire ou se faire trancher la gorge
Nous sommes arrivés dans un champ boueux et glissant lorsque des rires ont envahi l’air. C’était une scène tellement comique : presque tout le monde glissait et quiconque essayait d’aider quelqu’un à se relever tombait à nouveau. Couverts de boue, nous nous sommes figés en entendant les jurons et les insultes obscènes de l’éventreur.
Alaa, le jeune homme égyptien a réagi avec colère et a dit :
« Tiens-toi bien. Nous avons des dames avec nous. Comment oses-tu nous insulter ? »
Le passeur a répondu par un acte surprenant et choquant. Il a sorti un canif, et, si rapidement, l’a ouvert et porté à la gorge d’Alaa en disant lentement mais fermement :
« Tais-toi ou je te tranche la gorge avant de te couper la langue. »
Un cri a failli m’échapper, mais voir la terreur et la crainte dans les yeux de tout le monde m’a réduit au silence.
Lorsque le passeur a pris la tête du groupe, nous lui avons confié notre destin, nos jours, nos nuits et nos heures. Nous lui avons remis notre eau, notre nourriture, nos souffles. Nous lui avons confié nos vies et il avait le pouvoir d’y mettre fin ou de les ranimer.
Alaa, le jeune gentleman égyptien timide et maigre avec un grand sens de l’humour, avait 21 ans. Il venait d’une famille aisée de la classe moyenne. Ses deux parents étaient professeurs d’université. Il étudiait l’ingénierie.
« J’ai été renversé par une voiture, une Mercedes de luxe. J’ai été hospitalisé pendant trois mois. Dieu merci, l’accident ne m’a pas tué, mais je n’ai plus aucune sensation dans tout le bras droit, la main et les doigts. Je ne peux plus boutonner mes vêtements, écrire ou dessiner un plan. Mon véritable cauchemar a commencé lorsque ma famille a refusé d’abandonner les poursuites contre la conductrice de la voiture, qui était la fille d’un homme politique puissant. Mes parents ont été suspendus de leurs fonctions. J’ai été arrêté plusieurs fois, et… ». Il rit. « … ils ont trouvé une arme sans permis dans ma chambre. La situation était que nous abandonnerions les poursuites contre elle (la conductrice) en échange de l’abandon des poursuites contre moi par les autorités. »
Il a ri encore et a dit : « C’est la corruption dans sa version la plus pure et me voilà. »
Un champ quelconque s’étendait à l’horizon, je pensais que je le traverserais facilement. Je me suis engagée dans le champ et j’ai coulé, de l’eau jusqu’à la taille. J’ai essayé de marcher, mais sortir mes pieds de la boue était mission impossible. Nous nous sommes entraidés pour traverser cette rizière.
Pour contourner un site militaire, nous avons dû courir vite sur une bonne distance. Mon cœur me suppliait de le laisser bondir hors de ma poitrine et me laissait avec un mal de dos intense. Je pouvais à peine reprendre mon souffle, luttant pour ne pas tomber de fatigue.
La traversée de l’Evros
Nous sommes arrivés à un endroit avec des arbres touffus où nous n’avons pu nous asseoir qu’à une seule condition : le silence absolu. A tour de rôle, les hommes ont gonflé un bateau pneumatique, puis l’ont porté sur leurs épaules et nous les avons suivis pendant près de dix minutes pour nous retrouver face à une rivière. C’était la fameuse rivière Évros qui constituait la frontière entre la Turquie et la Grèce.
Ils ont descendu le bateau dans la rivière, puis les femmes sont montées les premières et les hommes ont suivi, un à un. La rive était raide et glissante. J’ai failli tomber dans l’eau. A un centimètre près, mon histoire se serait terminée à cet endroit. A ce moment-là, je savais que bien d’autres choses allaient arriver. Je redoutais cette rivière, mais le destin a insisté pour m’y renvoyer.
Voir aussi https://medialatitudes.be/palestine-la-fuite-pour-sauver-sa-vie-2/