Ragip Duran: « La Turquie ne tue plus les journalistes, mais le journalisme »
La situation de la presse n’a jamais été aussi sombre dans toute l’histoire de la Turquie, selon Ragip Duran, journaliste turc exilé en Europe. Interview.
« Le pouvoir ne tue plus les journalistes, mais le journalisme, ce qui est plus efficace. Le journalisme a été chassé de la Turquie », constate Ragip Duran, auteur de trois livres sur les médias et lauréat de six prix de journalisme en Turquie et à l’étranger. Exilé en Grèce, le journaliste est actuellement chroniqueur au TVXS.gr à Athènes et producteur à Özgürüz Radyo à Berlin.
- LATITUDES : Comment voyez-vous la situation actuelle de la presse en Turquie ?
Ragip Duran : « La situation de la presse en Turquie est à son plus bas niveaux depuis la fondation de la presse turque. Je dirais même depuis la première apparition sous l’Empire ottoman en 1831. Nous avons aujourd’hui des critères objectifs et concrets pour pouvoir qualifier la période dans laquelle nous vivons la plus sombre dans l’histoire de la presse turque. »
Quels sont ces critères ?
« Tout d’abord, il y a deux ou trois ans, le nombre de journalistes emprisonnés a dépassé la centaine pour la première fois dans l’histoire de la Turquie. Si le nombre des journalistes emprisonnés varie selon les critères des différentes organisations de défense de la liberté de la presse au niveau international, la Turquie a souvent été qualifiée de « plus grande prison au monde pour les journalistes », dépassant même la Chine.
Par ailleurs, si on compte le nombre des procès en cours contre les journalistes, on dépasse déjà les 300. Il s’agit des journalistes qui risquent d’être emprisonnés à tout moment.
Enfin, on déplore l’interdiction des médias, que ce soit un journal, un site d’internet, une chaine de télévision ou une station de radio. Depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, plus de deux cents médias ont été interdits par les autorités. »
De nombreux journalistes, militants des droits humains ou observateurs politiques affirment également que la situation est pire que dans les années 1990, marquées notamment par l’assassinats de dizaines de travailleurs de médias kurdes ?
« Pour les années 1990, le critère utilisé était le nombre des journalistes tués. Les pouvoirs de l’époque avaient choisi la méthode la plus courte : tuer les journalistes. Ces assassinats avaient étés considérés comme des « assassinats anonymes » (faili meçhul en turc ou meurtre politique non élucidé), mais tout le monde savait qu’ils ont été tués par le pouvoir. Aujourd’hui, le pouvoir a changé de tactique ou de politique. Il ne tue plus (ou peu) les journalistes, mais le journalisme, ce qui est plus efficace. »
Peut-on alors encore faire du journalisme dans ce pays ?
« Au vu de ces différents critères depuis le tout premier journal apparu en 1831, il est maintenant impossible de faire du journalisme en Turquie par carence d’indépendance, par carence de liberté, plus par une répression féroce à la fois contre les médias et les journalistes. Ça a été le cas pour moi et de nombreux autres confrères et consoeurs après le 15 juillet 2015. Les autorités ont également mis la main sur les journaux, chaînes de télévision etc. Nous avons dû quitter la Turquie et venir nous installer en Europe pour des raisons essentiellement professionnelles. Parce que le journalisme a été chassé de la Turquie. »
La répression vise-t-elle tous les médias ?
« La répression visant les médias est sélective. Les médias qui appartiennent au président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan, souvent via des hommes d’affaires, ne sont pas inquiétés. La répression vise les médias d’opposition, notamment les médias kurdes. Il y a une raison bien spéciale, parce que les médias kurdes représentent la véritable grande opposition radicale. Ce sont les kurdes qui sont les plus opprimés et réprimés. Ce sont nos confrères et consoeurs kurdes qui sont obligés de travailler dans des conditions vraiment difficiles. Ils risquent leur vie, ils risquent d’être emprisonnés. Ils sont accusés de terrorisme, mais il s’agit d’une accusation utilisée par le pouvoir comme une arme pour faire taire les innocents. Les journalistes kurdes ou turcs ne sont pas armés. Ils se servent des mots, des images etc. »
Reste-il encore des médias indépendants ?
« Malgré ces conditions de travail, il y a encore quelques médias qui essaient de rester indépendants, qui essaient de résister contre le régime d’Erdogan. Là aussi, malheureusement, il y a des problèmes : il existe deux chaines de télévision, deux quotidiens et quelques stations de radio qui se disent « opposants ». Ils se placent eux-mêmes dans le camp de l’opposition parce qu’ils sont contre Erdogan. Mais l’opposition en Turquie ne se limite pas uniquement à être contre Erdogan. Prenons l’exemple du quotidien Cumhuriyet, la chaine de télévision Halk TV, Tele 1 et le quotidien Sözcü. Certains sujets sont déterminant pour la position de ces médias qui se disent « opposants », à savoir la question kurde, la question arménienne, la question LGBTI, la question de la laïcité, du kémalisme. Il n’y a aucune différence entre ces soi-disant médias de l’opposition et les médias du pouvoir. On constate le même problème au parlement. A part le parti HDP (Parti démocratique des peuples), il n’y a pas de véritable opposition. »
Peut-on dire qu’il n’y a eu aucun changement dans la ligne éditoriale de ces médias quand il s’agit de la question kurde et arménienne par exemple ?
« Depuis la fondation de la république turque, la politique anti-kurde ou anti-arménienne fait partie de l’idéologie officielle ou dans la langue courante « la ligne officielle. » Il s’agit des points de vue de l’État qui sont défendus par ces organes de média, alors que les médias ne devraient pas parler au nom de l’État, mais au nom de la société, des citoyens, ce qui n’est le cas en Turquie. Si en Turquie, il y avait eu une vraie opposition au parlement et dans les médias, Erdogan n’aurait pas pu régner pendant plus de vingt ans. Il a dit lui-même qu’il était content de cette opposition, à savoir le CHP (Parti kémaliste social-démocrate turc), deuxième parti au parlement. Donc, je peux dire que cette opposition, que j’appelle « opposition officielle ou opposition de sa majesté », a une grande part de responsabilité. »
Comment ces médias ont-ils adopté une telle position « anti-kurde », « anti-arménienne » ?
« Je ne pourrais pas dire que ces soi-disant organes de média de l’opposition ont adopté cette ligne éditoriale par la force, par peur d’être censurés. Ils y croient. »
Alors c’est un choix volontaire…
« Effectivement. Par exemple, les quotidiens Cumhuriyet et Sözcü sont par excellence « anti-kurdes », « anti-arméniens ». C’est simple : l’anti-kurdisme et l’anti-armenianisme sont les points essentiels de l’idéologie officielle. En 1923, la république de Turquie est elle-même fondée sur deux choses : « Şekavet », c’est-à-dire « banditisme », et « irtica », qui veut dire « réaction » pour designer l’islam politique ou l’islam tout court. Lorsque les kémalistes ont fondé la nation turque, ils n’avaient que des objectifs négatifs, à savoir « la lutte contre le banditisme » qu’on appelle aujourd’hui le problème kurde. »
Aujourd’hui, quelle est l’influence des médias étatique sur les citoyens ?
« Ce n’est pas très clair. Il y a des travaux théoriques qui ont été réalisés dans certains pays. Les médias n’ont pas une puissance déterminante sur la population, ni sur le pouvoir. Je crois qu’il ne faut pas exagérer le rôle et la puissance des médias. En Union Soviétique, la presse était trop forte avec Itar-Tass, Pravda et Izvestia du Parti communiste au pouvoir. La population recevait uniquement des informations officielles. Ces médias étaient très bien organisés. Soutenus par l’État, ils avaient beaucoup de moyens. Mais malgré l’existence de ces médias très forts, l’Union Soviétique s’est effondrée. Un autre exemple : lors des référendums en France et aux Pays Bas sur la Constitution de l’Union européenne qui ont eu lieu en 2005, nous avons vu que beaucoup de médias ont pris position et ont fait de la propagande pour le « oui », mais le « non » a remporté. Ni l’opposition, ni le pouvoir ne devrait compter sur les médias.
Revenons à Erdogan qui contrôle actuellement directement ou indirectement 95% des médias. Ces médias n’ont pas d’influence sur la société. Ils peuvent par exemple dire que « la Turquie est 17e plus grande puissance du monde ». Ils ne proposent que la propagande du pouvoir. Quand le citoyen se promène dans la rue ou se trouve sur un marché, il voit une autre réalité. La livre turque a perdu beaucoup de valeur. La propagande pro-gouvernementale ne sert plus à rien. Ils ont investi des milliards de livres turques pour contrôler et diriger ces médias, mais ça ne sert à rien. »
Nous voyons aussi que le gouvernement veut resserrer l’étau autour des médias avec le fameux projet de loi sur la « désinformation ».
« A cause d’une opposition interne, notamment, ils ont dû retirer pour le moment ce projet de loi qui est aussi un aveu de leur impuissance alors que 95 % des médias turcs travaillent pour Erdogan. Eux aussi, ils voient que ces médias ne sont plus des médias dominants. Tout se passe aujourd’hui sur les réseaux sociaux. S’ils ont réussi à contrôler les médias traditionnels, il est beaucoup plus difficile de contrôler les réseaux sociaux. C’est pourquoi ils ont rédigé un nouveau projet de loi très dangereux. Pour moi, l’objectif principal de ce projet, c’est de faire taire les réseaux sociaux qui sont les seuls moyens pour les hommes et les femmes de la rue ou pour l’opposition de s’exprimer. Dans le projet de loi, il y a un paragraphe qui mentionne « l’intention de détruire l’intégrité territoriale ». Supposons qu’une personne ait partagé une information comme « le prix de l’essence a augmenté de 200 % au cours des deux derniers mois », c’est concret. Mais avec ce projet, si un procureur décide que l’auteur de message a l’intention de détruire l’intégrité territoriale, il sera emprisonné. On ne peut pas lire les intentions. C’est du fascisme. »