Rétrospective de la liberté de la presse en Turquie
La Turquie est considérée depuis des années comme « la plus grande prison de journalistes au monde ». Depuis son arrivée au pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan a mis en place de nombreuses lois afin de s’assurer d’avoir le contrôle absolu sur les médias turcs. Retour sur l’évolution de la « liberté de la presse » sous Erdoğan en Turquie au vingt-et unième siècle.
D’ailleurs, Erdoğan change de tactique en 2007 et met en place un empire médiatique au service de ses intérêts personnels. Il rachète, par exemple, des groupes médiatiques auprès de nombreux hommes d’affaires. Désormais, ces médias sont au service du pouvoir instauré par Erdoğan, qui est alors Premier Ministre du pays. Près de 90% des tirages en presse écrite sont sous son contrôle et il monopolise la grande majorité des chaines télévisuelles. Docteur Khoojinian explique « Les journalistes dépendent de plus en plus de grands complexes capitalistes qui investissent dans les médias pour en faire de la propagande. »
Chaque année, l’ONG internationale Reporters Sans Frontières (RSF) fait état de la liberté de la presse grâce à un classement mondial. Le score de chaque pays se situe entre 1 et 100.
Plusieurs sites web et de plateformes tels que YouTube sont bloqués en 2010. Pour cause ? Une dizaine de vidéos jugées outrageantes pour la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne. Le tribunal d’Ankara a donc ordonné cette censure ce qui déjà, à l’époque, suscite des mouvements de contestations. « La plupart des journalistes d’opposition utilisent YouTube ou Twitter pour publier » affirme le Docteur Khoojinian.
En 2013, la Politique de l’impunité fait son entrée. Cela fait référence à la manière dont les acteurs soutenus par l’État peuvent commettre des actes de violence contre le journalisme en bénéficiant d’une immunité juridique garantie. C’est le début de la répression et de la peur pour les acteurs médiatiques du pays. Intimidations et licenciements de journalistes critiques du gouvernement sont au programme. « Le contrôle de l’information est le symptôme premier de l’affaiblissement du pouvoir » dénonce encore Khoojinian.
Les journalistes derrière les barreaux !
Considérée depuis longtemps comme « la plus grande prison de journalistes », la Turquie atteint son plus haut taux d’emprisonnement en 2015. Le résultat étant un nombre record d’affaires de violations de la liberté d’expression menées devant la Cour européenne des droits de l’Homme.
Mais c’est en 2016 que les choses se compliquent encore un peu plus. Après un coup d’État organisé par un « Conseil de paix dans le pays » qui se révèle manqué, le Président Erdoğan annonce l’état d’urgence et ajoute de nombreuses restrictions liées aux droits de l’Homme et aux libertés fondamentales. D’après Amnesty International, en 2016 « un tiers des journalistes et professionnels des médias emprisonnés dans le monde étaient détenus dans des prisons turques ; la vaste majorité d’entre eux dans l’attente d’un procès. »
L’année suivante, un référendum est approuvé par les citoyens turcs afin de modifier la Constitution du pays mais cela ne change, finalement, pas grand-chose. Erdoğan atteint un pouvoir presque illimité lorsque son quatrième cabinet est mis en place en 2018, même si l’état d’urgence est levé. Le code pénal turc comprend maintenant des articles spécifiques contre les journalistes accusés de « dénigrer les institutions de l’État », « d’inciter le public à l’inimitié et à la haine » et de « tenter de renverser l’ordre constitutionnel. »
Loi contre la désinformation, coup de grâce à la liberté d’expression
La cerise sur le gâteau est la nouvelle loi contre la désinformation votée le 13 octobre 2022. L’article 29 prévoit des peines de prison d’une à trois années pour « propagation d’informations fausses ou trompeuses contraires à la sécurité intérieure et extérieure du pays, et susceptibles de porter atteinte à la santé publique, de troubler l’ordre public, de répandre la peur ou la panique au sein de la population. »
« La première limite dans la liberté d’expression, c’est l’auto-censure des journalistes. »
Nommée officiellement « Loi sur la presse », le texte comprend 40 articles et a été déposé en mai dernier par les députés du Parti de la justice et du développement (AKP), présidé par Erdoğan. Le Président estime alors que les réseaux sociaux, d’abord perçus comme un symbole de liberté étaient « devenus une des principales menaces à la démocratie. »
Quelques chiffres
Données reprises d’Amnesty International et de Reporters Sans Frontières.
La situation de la liberté de la presse en Turquie atteint donc un point critique. Selon un rapport publié par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), il existe trois types d’individus ciblés par le gouvernement en place. D’un côté, nous avons les journalistes d’investigation et critiques en plein dans la ligne de mire du gouvernement. De l’autre, les journalistes kurdes, associés par les autorités au terrorisme même. Mais selon le Docteur Khoojinian, « si vous êtes un journaliste kurde ou si vous avez des affinités avec le PKK, la majorité de la population peut considérer qu’il est tout à fait légitime de finir en prison. » Le rapport termine avec une catégorie appelée « dommage collatéraux » qui concerne tous ceux qui vont contre le gouvernement dans le monde des médias. Ce rapport montre donc que les autorités mènent l’une des plus grandes campagnes anti-presse du monde de l’histoire contemporaine.
Docteur Mazyar Khoojinian définit le journalisme en Turquie aujourd’hui. Certains journalistes sont pro-gouvernementaux et travaillent uniquement à faire la propagande du pouvoir et mentir, « toute une partie de la presse est remplie de contre-vérités. » De l’autre côté, les médias critiques sont bâillonnés. Pourtant, l’opposition est légale car elle permet au pays de prétendre à la démocratie. Les médias d’opposition possèdent donc une certaine latitude pour dire ce qu’ils veulent même si leur liberté d’expression peut facilement leur être retirée.
Pour Anthony Bellanger, journaliste français et Secrétaire général de la FIJ (Fédération Internationale des Journalistes) : « la loi permet aux autorités de mettre les journalistes en prison, avant même qu’il y ait le premier mouvement de preuve. C’est une vraie catastrophe. »
« La liberté de la presse en Turquie, non ça n’existe pas. »
Le journaliste a quand même un peu d’espoir pour le futur de la liberté de la presse. Avec les catastrophes naturelles dont la Turquie a été victime en début d’année 2023, Erdoğan perd en popularité et en crédibilité. Les prochaines élections présidentielles et législatives pourraient marquer un tournant dans l’histoire turque de la liberté de la presse.
Dernière chance : l’exil
« Je sais que si les médias ne sont pas libres dans un pays, la société ne peut pas être libre non plus. » Tory Kiliç marque ses mots. Ce journaliste turc exilé en Belgique depuis 2018, témoigne d’une « situation qui s’est aggravée » pour les journalistes en Turquie, même s’il avoue qu’elle a toujours été « mauvaise. » D’origine Kurde et journaliste engagé, il se situe directement dans la ligne de mire du gouvernement turc pour son travail de documentation sur les violations des droits de l’Homme.
Entre 2014 et 2017, Tory s’est lancé dans une mission de recherche de personnes disparues dans les régions de Halabja et Mossoul en Irak. Cette mission s’inscrit dans le cadre de l’enquête sur le génocide Kurde de 1988 – aussi connu sous le nom d’Anfal. En Syrie, en Irak et autres pays du Moyen-Orient, Tory a pu récolter de nombreux documents et rapports. Ses recherches ont servi de base pour de nombreux tribunaux nationaux et internationaux. Un travail qui n’a pas été sans risque pour le journaliste : « Un procès a été intenté contre moi avec une peine d’emprisonnement à perpétuité pour avoir révélé au public des documents qui auraient dû être gardés confidentiels par l’État. Franchement, j’ai dû quitter mon pays. J’ai décidé de venir en Belgique parce qu’il y avait des journalistes et des anthropologues que je connaissais
d’Istanbul. »
Cette mission lui a valu de subir de graves violences de la part de la police turque, et d’être poursuivi par les autorités judiciaires. Après vingt ans de carrière et de résistance, l’exil est sa seule issue. La Belgique a ainsi reconnu le journaliste comme réfugié politique en 2018, et depuis, il mène à bien son travail de journaliste au plat pays. « Je continue à travailler avec certaines organisations professionnelles en Belgique, dont je suis membre. Notamment, l’Union des journalistes de Turquie, la Fédération internationale des journalistes et l’association EN-GAJE. »
« La presse n’a jamais été dans une position respectable en Turquie. »
Tory marque une différence majeure depuis la tentative de coup d’État de 2016, car les journalistes font maintenant l’objet d’une vraie chasse aux sorcières. Censure, interdiction de diffusion, amendes, violences policières, arrestations et emprisonnements, la liste est longue. Avec l’absence de lois en faveur de la liberté de la presse ou le manque d’application de celle-ci, Tory assure que les journalistes n’ont aucune chance de pouvoir exercer le métier.
Cet article a été rédigé par des étudiant.es en MA2 de l’ULB/VUB sous la coordination d’Alexandre Niyungeko, Gabrielle Ramain, Lailuma Sadid et Frisien Vervaeke.