Ukraine : la reconstruction par l’art
Parmi les 6,6 millions d’Ukrainiens contraints de quitter le pays depuis deux ans se trouvent des artistes, parfois illustres. Aujourd’hui, ils essaient de reconstruire leur carrière en Belgique, même bénévolement, pour ne pas abandonner leur culture, et la partager dans leur pays d’accueil. Le chant, le cinéma ou le théâtre sont alors aussi des lieux de résistance et d’espoir.
Il est 18 heures au centre culturel Prostir, la branche culturelle de l’ONG Promote Ukraine, à Bruxelles. Comme chaque jeudi se réunit une chorale de chanteurs amateurs. La plupart sont âgés d’une soixantaine d’années et parlent ukrainien. Tous sont arrivés ici il y a deux ans quand la guerre a commencé. Ce centre est pour eux l’occasion de parler leur langue et de se reconnecter à leur culture, loin de l’Ukraine.
La directrice de la chorale, Liliya Depo, accompagne les voix au piano. Liliya faisait partie de l’orchestre philarmonique de Rivne et était professeure de piano forte à l’université de Rivne, à l’ouest du pays. C’est elle qui, à l’ouverture du centre, s’est proposée en tant que bénévole pour organiser une chorale. « Quand tout cela a commencé, nous n’avions aucune attente particulière pour la chorale. Nous voulions simplement garder les chansons ukrainiennes avec nous, garder cette culture en vie, loin de chez nous », explique-t-elle. C’est l’objectif du centre, ouvert en 2022.
« Je vois la souffrance des gens et je veux les aider comme je peux. »
La plupart des activités y sont gratuites et données par des bénévoles, notamment des personnes en période de transition. C’est le cas d’Anna Malinina, arrivée en 2022. Elle apprend depuis son arrivée le français et l’anglais mais ne le maîtrise pas encore assez pour trouver un travail. Elle était, elle aussi, professeure d’art dans son pays et veut continuer ici, même bénévolement. « Je vois la souffrance des gens et je veux les aider comme je peux. Dans mes classes, nous faisons des petits projets tels que des paysages, des décorations de boîtes à bijoux ou des décorations dans le style folklorique ukrainien ancien. Je suis heureuse que les gens soient fiers de ce qu’ils font, c’est réconfortant », déclare-t-elle.
L’organisation est donc un point de repère pour les nouveaux arrivants. A ses débuts, la chorale servait de lieu d’entraide. On y parlait plus d’administratif, d’aides et de cours de langues que de chansons. Mais la chorale leur a aussi servi, à travers le chant, à exprimer les différents traumatismes liés à l’exil. « Les premiers mois, toutes les chansons que nous chantions étaient tristes et mélancoliques. Après un certain temps et quand la chorale a commencé à être invitée dans des évènements, les membres voulaient montrer que leur culture n’était pas la guerre et la tristesse. Ils voulaient exprimer à travers le chant la vie heureuse qu’ils avaient en Ukraine et que nous espérons vivre à nouveau », raconte Liliya.
L’optimisme est un thème que veut aussi mettre en avant Dora Zagorodnaya, organisatrice d’un festival de films, « Mriya », qui signifie rêve en ukrainien. Dora est arrivée à Bruxelles lorsqu’elle avait 19 ans. Elle étudiait la production cinématographique, un domaine dans lequel elle travaillait déjà à Kiev.
Du fait de ses études à la Royal Institute of Theater Cinema and Sounds (RITCS), elle obtient la permission d’utiliser des salles de projection pour son festival. En novembre 2022 se tient la première édition qui rencontre un certain succès, surtout au sein de la diaspora ukrainienne.
« Nous ne voulons pas vous effrayer »
Le but de ces évènements et projets a cependant évolué en deux ans. L’objectif aujourd’hui n’est pas seulement de réunir la population en exil mais aussi d’ouvrir la culture à un public belge et européen. C’est notamment le sentiment de Pavlo Koshka, ancien directeur d’opéra à Odessa. Il était important pour lui de créer un projet qui parle de sa culture mais qui célèbre aussi la Belgique et l’entraide entre les deux peuples.
Pendant sa recherche d’emploi, il rencontre un metteur en scène belge qui l’aide à mettre en place un nouveau projet. Ensemble, ils ont l’idée de raconter l’exil des personnes ukrainiennes et leur arrivée en Belgique. « Le metteur en scène voulait partager mon histoire mais je ne voulais pas raconter que la mienne, d’autres personnes ont vécu des choses plus difficiles que moi » explique-t-il. « Mon objectif c’est de partager notre histoire, mais je sais que pour un spectateur belge et européen, vous raconter une histoire aussi difficile n’est pas une bonne idée. Je sais qu’ on peut commencer par des histoires plus légères, partager nos difficultés ici, des difficultés qui peuvent résonner en vous. »
C’est aussi dans cette idée qu’il a voulu coécrire sa pièce avec un metteur en scène belge et qu’elle soit jouée par des acteurs belges. L’objectif pour lui est non seulement de symboliser l’amitié entre les deux pays mais aussi rendre la pièce plus accessible et plus ouverte à un public belge.
Le festival Mryia se veut lui aussi d’inspiration internationale, bien que deux des cinq catégories du festival soient centrées sur le cinéma ukrainien. Le principal objectif du prochain festival est d’attirer un public plus varié et notamment belge. « Le thème du festival est ‘joie et inspiration’. Nous ne voulons pas effrayer le public non-ukrainien avec des documentaires difficiles », explique-t-elle.
Exister, résister, et garder espoir
L’ouverture au public belge symbolise un processus d’intégration pour la diaspora ukrainienne mais aussi une forme de soft-power. À son arrivée, Pavlo avait beaucoup fréquenté les théâtres et les opéras pour observer les différences de fonctionnement entre la Belgique et l’Ukraine. Il était attristé de voir que la culture ukrainienne était quasiment invisible : « Ici notre culture manque. Il n’y a pas de place pour nous. Je constatais qu’à La Monnaie, il avait beaucoup d’opéra russe, mais pas d’ukrainien. Mais je comprends pourquoi, notre musique n’est pas très connue. On a beaucoup de choses intéressantes dans notre culture pourtant mais c’est à nous de vous ouvrir à celle-ci. »
La culture est aussi, pour eux, un moyen de mobiliser autour du conflit. Il est nécessaire de ne pas se faire oublier et pour le public international de ne pas oublier la guerre. C’est notamment pourquoi la chorale avait accepté l’invitation du Parlement Européen à chanter dans l’hémicycle. « Nous nous battons ici en faisant de notre mieux avec ce que nous pouvons faire. Nous nous battons sur terrain culturel. Si nous sauvegardons la culture ici, nous pourrons la ramener à la fin de la guerre et reconstruire l’Ukraine plus forte. Si nous l’oublions, elle mourra ici et là-bas », déclare un membre de la chorale.
« La culture nous permet d’exister aux yeux du monde, de résister et de garder espoir. »
Le centre Prostir fait partie de l’association Promote Ukraine qui œuvre pour la défense des droits des Ukrainiens. Ils savent que dans ce processus, la culture peut jouer un rôle. « Nous savons bien que notre chorale représente une forme d’influence culturelle. Notre but est que la guerre se termine et pour cela nous avons besoin de soutien notamment de dons pour aider les gens encore en Ukraine », explique Lyuba Karpachova, en charge du centre Prostir. « Cela fait maintenant 2 ans que la guerre a commencé et il est plus difficile de mobiliser. La culture nous permet d’exister aux yeux du monde et elle permet au peuple ukrainien, de résister et de garder espoir. »
Cet article a été rédigé par des étudiant.es en MA2 de l’ULB et de la VUB sous la coordination de Milan Augustijns, Alexandre Niyungeko et Lailuma Sadid.