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Turquie : les femmes journalistes défient la répression

- 8 janvier 2025
Roza Metina, présidente de l’Association des Femmes Journalistes de Mésopotamie, fondée en octobre 2023.

En Turquie, les femmes journalistes, et particulièrement les Kurdes opposées au gouvernement, créent une alternative médiatique en adoptant un langage qui s’oppose au sexisme de la presse pro-gouvernementale. Mais ce choix a un coût élevé : arrestations, détentions, harcèlement, intimidations, conditions de travail difficiles et discriminations...

Plusieurs organisations de femmes luttent activement contre les pressions exercées sur les journalistes en Turquie et publient régulièrement des rapports sur ces violences.

Le 7 octobre 2023, des journalistes kurdes ont fondé l’Association des Femmes Journalistes de Mésopotamie (MKG), une première en Turquie. Cette association poursuit l’engagement de la Plateforme des Femmes Journalistes de Mésopotamie (MGKP), établie en 2017 par une cinquantaine de journalistes.

L’Association des Femmes Journalistes de Mésopotamie (MKG) a été fondée le 7 octobre 2023 à Diyarbakir. © M.A.

L’association joue un rôle central en surveillant, documentant et défendant les droits des femmes journalistes. Ses actions et objectifs incluent le renforcement des compétences par des formations et des ateliers, le soutien aux jeunes journalistes, la création d’opportunités d’emploi, le développement de réseaux de solidarité, ainsi que la promotion d’un langage médiatique fondé sur l’égalité des genres.

39 journalistes, dont 7 femmes, en prison

En octobre 2024, l’association rapporte que six journalistes femmes ont été arrêtées, cinq menacées, et trois attaquées physiquement. Le même rapport recense 126 contenus en ligne censurés et dix interdictions de diffusion. En tout, sept femmes journalistes étaient incarcérées en octobre. Le rapport souligne que « restreindre l’accès du public à l’information renforce la censure gouvernementale et limite l’accès de la société aux vérités. »

Selon l’Association des Journalistes Dicle-Firat, fin octobre, 38 journalistes étaient en prison. En un mois, 104 journalistes ont été poursuivis dans 39 affaires distinctes, et onze d’entre eux ont été condamnés à un total de 19 ans et 8 mois.

Des conditions de travail difficiles

Dans une interview accordée à Latitudes, la présidente de l’association, Roza Metina, a décrit les pressions subies par les femmes journalistes en Turquie, leurs conditions de travail et leur lutte. Elle souligne que la répression ne se mesure pas uniquement au nombre d’arrestations, et déclare : « Dans un pays où les journalistes ne peuvent exercer librement, il n’y a pas de démocratie. Là où il n’y a pas de démocratie, les femmes journalistes ne peuvent pas exercer librement leur profession. »

Roza Metina critique le langage sexiste de la presse pro-gouvernementale, qui, selon elle, légitime la violence et banalise les problèmes des femmes : « En reprenant des discours sexistes, elle ouvre la voie à la violence contre les femmes et fait des journalistes femmes des cibles. »

« Les femmes journalistes sont également visées parce qu’elles luttent contre le langage sexiste sur le terrain. »

Roza Metina poursuit en ces termes : « Les violences font l’objet de tabloïds. Les femmes journalistes sont également visées parce qu’elles luttent contre le langage sexiste sur le terrain. On essaie toujours de réduire les domaines où les femmes sont présentes. Par exemple, la Convention d’Istanbul a été annulée au milieu de la nuit par le président masculin Tayyip Erdogan. Les lois protégeant les femmes et les enfants sont soit abolies par les hommes, soit transformées en objet de négociation par les partis formés à la suite d’une alliance masculine. Les femmes journalistes qui en rendent compte au public sont criminalisées aux yeux de l’État. »

Elle cite l’exemple de Rabia Önver, journaliste de JINNEWS, dont le domicile a été perquisitionné suite à son reportage sur les trafics de drogue et de prostitution à Hakkari, au Kurdistan de Turquie. Alors que la journaliste est poursuivie par la justice, les individus impliqués dans ces trafics restent impunis.

La peur de la force des femmes

La répression ne vise pas uniquement les journalistes kurdes, explique Roza Metina. Tout journaliste opposé au gouvernement d’Erdogan est « systématiquement poursuivi. » Elle précise que beaucoup de journalistes sont poursuivis pour leurs reportages et publications sur les réseaux sociaux, certains accusés d’« insulte » envers des représentants de l’État, dont le président.

Roza Metina ajoute que les femmes journalistes kurdes, historiquement marquées par la résistance, sont visées en raison de leur identité et de leur attachement à leur langue et culture. Elle observe que les autorités craignent cette force féminine et cherchent à les réduire économiquement, les poussant à abandonner le métier.

Les femmes journalistes subissent également des traitements dégradants en prison. Roza Metina cite: Esra Solin Dal, une journaliste de l’agence de presse kurde Mezopotamya (MA), a dû se soumettre à une fouille au corps dégradante en prison; Elfazi Toral, une journaliste de la seule agence de presse intégralement composée de femmes JINNEWS, a été battue dans un véhicule de police lors de son arrestation et garde encore des séquelles; le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, Dicle Müftüoğlu, rédactrice en chef de l’agence de presse Mezopotamya et co-présidente de l’association de journalistes Dicle-Fırat, a été menottée pendant 15 heures lors de son transfert de Diyarbakır à Ankara et privée de nourriture pendant 24 heures.

Traitement inhumain

La répression et les violences policières à l’encontre des femmes journalistes se sont poursuivies en novembre. Le 5 novembre, Pelşin Çetinkaya, journaliste de JINNEWS, a été violemment arrêtée par la police turque alors qu’elle couvrait une manifestation dans la ville kurde de Batman, avant d’être libérée plus tard dans la journée.

L’Association des Femmes Journalistes de Mésopotamie a condamné ce « traitement inhumain ». Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montraient la journaliste traînée au sol par les forces de l’ordre.

Pelşin Çetinkaya, journaliste de JINNEWS, violemment arrêtée par la police turque lors d’une manifestation à Batman. © Capture d’écran JINNEWS.

Inégalités de genre et solidarité féminine

Selon Roza Metina, les inégalités de genre persistent dans le journalisme : « Les journalistes femmes font face à des obstacles auxquels leurs confrères masculins échappent, et la société n’accepte pas de la même manière qu’une femme travaille la nuit. » Les difficultés incluent des problèmes de logement et une vulnérabilité accrue aux attaques racistes et sexistes.

Malgré ce climat de peur et de répression, les journalistes femmes en Turquie développent des réseaux de solidarité pour poursuivre leur métier, se rassemblant sous des plateformes comme JINNEWS et l’Association des Femmes Journalistes de Mésopotamie. Ces groupes organisent également des événements en soutien aux consœurs emprisonnées.

Assassinats au-delà des frontières

Alors que la presse en Turquie fait face à une pression croissante, des attaques meurtrières visent aussi les journalistes femmes kurdes à l’étranger. Nagihan Akarsel, journaliste et chercheuse en « jinéologie » (science de la femme), a été assassinée le 4 octobre 2022 au Kurdistan irakien. La Turquie est le principal suspect.

« En tant que journalistes kurdes, nous continuerons de défendre ces droits fondamentaux. »

La journaliste Gülistan Tara et sa collaboratrice Hero Bahadin ont été tuées le 23 août 2024 par un drone turc dans la province de Souleymanieh. Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO, a condamné ces assassinats en demandant une enquête approfondie.

Gulistan Tara et Hero Bahadin, deux journalistes kurdes, ont été tuées lors d’une attaque de drone le 23 août 2024. © MGK.

Roza Metina conclut : « Ces attaques sont une atteinte à la tradition de la presse libre. Elles ciblent l’identité kurde et le droit de la société d’accéder à l’information libre. En tant que journalistes kurdes, nous continuerons de défendre ces droits fondamentaux. »